La démocratie au cœur du débat :La majorité a-t-elle toujours raison?

 

Chaque peuple et chaque pays possèdent une expérience propre, unique en son genre. Les traits spécifiques de la mentalité, du mode de vie et de la culture privent de tout sens l’idée même d’un politique idéal. Théocratie du Haut Moyen Age, despotisme oriental, monarchies absolues, dictatures militaires, républiques parlementaires, tribalisme, archisme, oligarchies, communautarisme…et démocratie, forme suprême de l’organisation sociale et politique. Opter en toute indépendance pour un régime social est le droit souverain et imprescriptible de toute nation. Or, le XXè siècle a posé à l’humanité des problèmes sans prédédent. Celui de la formation d’un « espace » politique planétaire où chaque pays, aux prises avec ses problèmes internes, n’a plus le droit de décliner sa responsabilité devant la communauté mondiale, est de ce nombre.

La complexité  du problème ne fait aucun doute. Les différences socio-politiques et nationales passent au second plan  devant les changements à venir tandis que le respect des droits de l’homme détermine aujourd’hui la réputation d’un pays et la confiance qu’on peut lui accorder. Les intérêts universels prennent le pas sur ceux des différents Etats, classes, nations et idéologies.  La doctrine de la non-violence, en tant que principe des relations entre les individus, devient prédominante tant dans les analyses internationales que face à des situations politiques internes.

La démocratie : éthiquette vis-à-vis du pouvoir politique

Nous découvrons aujourd’hui que déclarer la démocratie et œuvrer en démocratie sont deux choses différentes. Petit à petit, nous prenons conscience des postulats fondamentaux de la démocratie en tant que type de la culture politique. Parmi ces derniers, j’aimerais citer ..les suivants.
Premièrement, la conscience de l’individu en tant que sujet souverain d’action sociale. Récemment encore, nous préférons parler d’invidu uniquement en tant que membre d’un collectif, d’une classe, de la société dans son ensemble. Des expressions assez répandues dans le vocabulaire socio-économique telles que « ressources humaines » ou « main- d’œuvre » évoquent un Etat-Léviathan qui broie le matériau humain dans son mécanisme dépersonnalisé et impitoyable. Le concept d’un mariage harmonieux des intérêts sociaux et individuels se substitue progressivement à l’idéal de sacrifice, de l’ascétisme et de la primauté inconditionnelle du social sur l’individuel.

L’individu commence à acquérir un visage, nous apprenons à avoir une opinion personnelle, notre dignité et notre honneur. Il devient clair que le bien-être d’une société, ce n’est pas tant le niveau atteint de prospérité nationale que la qualité de la vie de chaque famille et de chaque être humain. L’autonomie économique et la certitude, pour tout individu, de voir reconnaître les résultats de son travail indépendamment de ses opinions, créent des bases radicalement autres pour le progrès de la démocratie. C’est l’individu avec son attitude, ses convictions et son sens des responsabilités qui devient le principal acteur de la démocratie.

Deuxièmement, il s’agit de l’abandon de l’idée selon laquelle tous les êtres humains seraient unis dans leurs intérêts, monolithiques en quelque sorte. Les différences existant entre les individus-de classes, culturelles, psychologiques-peuvent tourner en autant de conflit et de consensus, tout imaginaire se dissipe alors comme un mirage. La démocratie représente une forme de la vie politique parce qu’elle permet et règlemente l’harmonisation d’intérêts  parfois contradictoires. Son but est de mettre en place un mécanisme juridique sûr prémunissant contre tout règlement brutal des situations conflictuelles.

Une précision s’impose : l’interprétation sociologique du conflit ne se résume pas en une altercation dans un bus ou à une mise au point faite à coups de poing, loin s’en faut. La situation d’un conflit d’attitude ou de rôle est celle où se trouvent plusieurs candidats à un poste administratif, le contrevenant et l’agent de la circulation, enfin, l’auteur et le rédacteur qui, en lisant cette ligne, décide de la barrer, mais la laisse néanmoins en pensant à la réaction de l’autre partie, l’auteur. La vie de tous les jours est pleine de ce genre de conflits et tout dépend de notre habilité à les régler.  Il existe même une analogie de la procédure démocratique  qui règlemente les contacts quotidiens des individus : c’est l’étiquette, dont les règles sont bonnes à observer. La démocratie, c’est l’étiquette vis-à-vis du pouvoir politique. On peut être mécontent de la municipalité, mais le respect des règles régissant l’ordre public est indispensable.

Aussi, convient-il de citer une autre définition de la démocratie : procédure de concertation des intérêts. Les sociologues et les politologues ne font pas d’illusion quant à la possibilité d’une vie sociale sans conflit. Les modèles d’un pays de cocagne, où les intérêts sont tellement peu égoïstes et sublimes que leur harmonisation  semble constituer un problème forgé de toutes pièces, sont relégués dans l’armoire des souvenirs avec le révolutionnarisme utopique du 19ème siècle et du début du 20ème siècle. Aujourd’hui, conscients de la valeur de la communauté d’idées, nous apprenons dans un contexte de diversité d’intérêts et d’opinions et à considérer le non-conformisme comme un important acquis social.

En tant que forme d’auto-administration sociale, loin de la nier, la démocratie suppose, au contraire, un mécanisme de règlementation et, si l’on veut, de répression des activités enfreignant les interdits établis. L’intérêt qui unit les hommes n’est pas forcément partagé par tous et chacun. Qui plus est, comme toute structure politique, la démocratie crée un appareil bureaucratique. On pourrait y voir une contradiction et un paradoxe, mais il s’agit là d’un phénomène parfaitement normal. Le strict respect des normes, des instructions, des documents-ce que nous fustigeons sous le nom de bureaucratie-constitue une condition nécessaire, quoiqu’insuffisante, des libertés civiques et des droits de l’Homme. « Je ne ferai qu’à ma tête » n’est nullement un principe bureaucratique, c’est l’expression d’un volontarisme et d’ambitions subjectivistes. Un mécanisme d’administration bien réglé, indépendant de préférence subjective et fondé sur le respect des lois, atteste un niveau de démocratie élevé ; à l’inverse, l’absence d’une telle bureaucratie mène à l’anarchie et à la destruction.

La démocratie n’est pas un don du ciel

Malheureusement, nombre de gens croient que la démocratie-du moment qu’il s’agit du « Démos »-proviendrait de la bases et que, plus un individu progresse dans sa promotion, plus il s’éloigne du peuple. On en vient à l’illusion suivante : au lieu de fonctionnaires, on devrait promouvoir des gens « simples » qui, seuls, pourraient exprimer les intérêts du peuple. Mais le paradoxe est que la plupart des fonctionnaires et des bureaucrates sont des gens on ne peut plus simples, et il se peut que le malheur consiste justement dans leur impossibilité de dépasser ce cadre. Le professionnalisme et la compétence des gestionnaires sont beaucoup plus nécessaires à l’exercice  des libertés démocratiques que leurs origines sociales.

La démocratie n’est pas un don du ciel, elle ne saurait être décrétée « par en haut », il faut avoir lutté pour elle  et faire son apprentissage de la culture politique, en commençant par l’abc… Il s’opère ainsi des changements qualitatifs profonds : la possibilité même de choisir forme chez les individus le sens des responsabilités politiques. Cependant, éligibilité et démocratie ne sont pas synonymes… Il ne s’agit pas de parlottes. Les préférences ne font pas, à elles seules, la démocratie. La démocratie, c’est le travail, travail qui, en règle générale, se fait sans bruit…

Responsabilités démocratiques

Il en résulte l’approfondissement de la culture démocratique et la prise de conscience du fait que l’éligibilité ne garantit pas en elle-même la démocratie. L’essentiel, ce sont les critères qui président au choix de notre aptitude de le faire au mieux.

On en vient au problème des responsabilités démocratiques, car liberté et sens de responsabilités sont indissociables. Bien souvent, dans la conscience collective, la responsabilité personnelle se dissout dans la responsabilité « collective » et la liberté de choisir subit une métamorphose tragique en liberté vis-à-vis de toute responsabilité. Le principe « La majorité a toujours raison » est trop évident pour être vrai. Du moins, associées à une culture politique insuffisante et à la liberté vis-à-vis de toute responsabilité, les règles de la majorité n’apportent jamais de bons résultats.

Les documents, les photos et les séquences d’actualités nous rappellent les enseignements de l’histoire. Bouches hurlantes de la foule exaltée réunie au stade de Nuremberg et les masses disciplinées et alignées en rangs impeccables qui saluent le Führer. Exemple odieux qui n’en illustre pas moins avec force une tragique variante de « la majorité » d’une pseudo-démocratie poussée à une destruction totale.

La « règle de la majorité » ne commence à fructifier que lorsqu’elle va de pair avec l’honneur, la conscience morale et le sens de la responsabilité des individus, en premier lieu, devant un choix. La démocratie, c’est avant tout un choix. Il se peut que ce ne soit pas tant celui d’un candidat pour un poste administratif que le choix de sa propre attitude dans la vie, attitude personnelle qui ne se dissout pas dans le « collectif » et implique une responsabilité pour son propre destin et celui des autres. C’est aussi le sentiment de l’universalité d’une existence individuelle, du microcosme et, enfin, l’idée du Bien perçu comme un impératif éthique  et politique vital.

La règle de Kant

La démocratie n’englobe pas que les droits et libertés proclamés des individus qui, bien qu’indispensables, ne suffisent pas à l’exercice d’un authentique pouvoir populaire. Il existe une démocratie non évidente, non formelle, s’exprimant dans les normes de la vie quotidienne, dans la perception et le respect de la règle de Kant comme un impératif catégorique : «Agis comme tu voudrais qu’on agisse à ton égard. » On la désigne comme la règle d’or, puisque aucune autre n’épuise à ce point l’essence de la culture démocratique, ne réunit à ce point la collectivité et l’individu.

Sans cette règle imprégnant le mode de vie des générations, la démocratie n’est qu’un fantôme incertain, qui risque, à tout moment, de dégénérer en oligarchie, en tyrannie et en terreur. Trop souvent, les champions de la justice et de la démocratie n’entendent pas s’arrêter devant les répressions. Il faut le savoir. La transparence et la libre expression de sa volonté placent la nation devant la nécessité d’assimiler les nouvelles leçons de la démocratie, en passant de l’arithmétique à l’algèbre du pouvoir du peuple. Il s’agit d’élaborer les normes procédurales et la coutume d’harmonisation de divers intérêts, ainsi que de régler en êtres civilisés les conflits sociaux.

Ceux-ci existent dans notre société, aussi démocratique soit-elle, et l’objectif essentiel est de trouver des solutions dans un contexte de transparence et de respect rigoureux des droits de l’Homme. C’est la nouvelle mentalité politique basée sur le principe de la non-violence qui exprime cette algèbre de la démocratie.

Par G.B., Docteur en philosophie

Le National 08/04/2011