Tribune libre De l’incarcération à la liberté provisoire

«Le sang ne s’efface pas», dit un proverbe de l’Estuaire du Gabon. Sœur ainée de Privat Ngomo, le militant de l’opposition provisoirement libéré le 20 mai dernier après avoir été incarcéré en juillet 2019 pour «propagation de fausses nouvelles» et «entrave à la circulation routière», Marie-Josée Ngomo revient sur l’arrestation de son frère et les déterminismes profonds de son engagement. Situant la fameuse «Opération Lumumba», elle rappelle brièvement l’histoire de la démocratie gabonaise et brosse un tableau des «relations franco-gabonaises».

Enfin libre , Après ,jours , détention, préventive ,prison centrale,Libreville au Gabon, Privat Ngomo a été mis en liberté provisoire le 20 mai 2020 en fin d’après-midi, en attendant son jugement en correctionnel.

Mais qui est donc Privat Ngomo ?

Le magazine international Hommes d’Afrique, dans son numéro 114 du mois de mars 2019, qualifie Privat Ngomo d’« étoile montante de la politique gabonaise ».

Né le 20 mars 1967 (53 ans) à Oyem dans le Woleu-Ntem, Privat Ngomo est un cadre de l’administration gabonaise, marié et père de quatre enfants. Il a d’abord travaillé au Ministère de l’Economie et des Finances, puis au Ministère de l’Economie Forestière, des Eaux, des Pêches et de l’Environnement et enfin à l’Agence Nationale des Infrastructures Numériques et des Fréquences (ANINF). Privat est foncièrement patriote et panafricaniste, versé dans la culture et la politique, la vraie, celle qui porte et défend des valeurs de bonne gouvernance, d’intégrité, de loyauté et de transparence. C’est un homme de convictions, profondément engagé, qui pratique un franc-parler sans concession et sans tabou, ce qui le fait parfois passer pour un arrogant. Dans un milieu où la langue de bois est la norme, il est clair qu’il dérange, notamment quand il parle du régime gabonais et des rapports de domination et de spoliation que la France entretient avec ses anciennes colonies prétendument devenues indépendantes en 1960. Que ce soit de vive voix ou dans ses écrits, il demeure constant dans ses positions et les exprime sans détours en toutes circonstances. Tous ses parents, amis et connaissances reconnaissent en lui quelqu’un d’intelligent, de compétent et de rigoureux, sans faux-semblant, à la pensée bien structurée et affectionnant le débat d’idées. Après la réflexion discursive collégiale, il sait décider, agir et assumer les conséquences des actions entreprises.

Privat Ngomo fait partie de cette génération d’africains formée en Europe à la fin des années 1990. Il est rentré au Gabon pour participer à son développement, refusant de gonfler la diaspora gabonaise déjà présente en France, rêvant d’un mieux pour son pays en termes de progrès démocratique et de performance économique.

Son engagement

Il faut dire que depuis le 17 août 1960, date de son indépendance, le Gabon n’a connu que trois présidents : Léon Mba de 1960 à 1967 (7 ans), Omar Bongo de 1967 à 2009 (42 ans) et Ali Bongo, fils de ce dernier, de 2009 à ce jour (11 ans). Ce déficit d’alternance au sommet de l’Etat gabonais est l’une des conséquences de la politique françafricaine mise en place par messieurs De Gaulle et Foccart en vue de garder la mainmise sur la vie politique et économique de l’ancienne colonie. A cet effet, la France s’assure toujours de l’accession au pouvoir d’un obligé capable de garantir ses intérêts, principalement l’accès illimité aux matières premières pétrolières et minières dont regorge le pays (bois, pétrole, uranium, manganèse, or, fer…). Il faut en effet savoir que le Gabon possède un sous-sol très riche car, géologiquement, il est situé sur un craton ancien, le craton du Congo, où les gîtes et gisements de métaux précieux et de diamants sont très nombreux.

Si le Gabon a vécu une relative prospérité économique dans les années 70, il est dans un marasme économique, financier, social et politique grandissant depuis la fin des années 1980.

Il ne faut pas longtemps à Privat Ngomo pour réaliser, après analyse de la situation, que le fonctionnement politico-économique du Gabon ne permettra jamais au pays d’accéder à ce mieux qu’il souhaite pour tous les gabonais. En effet, le système est conçu pour que ses richesses profitent d’abord à la France, en ne laissant aux gabonais que la portion congrue, suffisante pour corrompre ses élites mais bien en-deçà du nécessaire pour un développement conséquent du pays. De plus, l’espace d’expression civique et politique est verrouillé, pour faire taire toute voix dissidente et empêcher toute prise de conscience citoyenne.

C’est donc en parfaite connaissance de cause qu’en 2009, il commence à s’investir dans la vie politique nationale. 2009, année de la présidentielle anticipée suite au décès d’Omar Bongo Ondimba. Privat Ngomo milite alors dans l’opposition, pour les forces de l’alternance et du changement. Il soutient le candidat Casimir Oyé Mba comme porte-parole. Las ! Son candidat se désiste à moins de vingt-quatre heures du scrutin. L’élection est remportée dans les urnes par un autre candidat de l’opposition, André Mba Obame, mais c’est Ali Bongo Ondimba qui est déclaré vainqueur, immédiatement félicité par la France de Nicolas Sarkozy. Dès lors, les recours de l’opposition devant la cour constitutionnelle de Marie Madeleine Mborantsouo n’y changeront rien. Mais Privat Ngomo ne se décourage pas, et rebelote en 2016, année de nouvelle élection présidentielle. Il soutient Jean Ping, candidat consensuel unique de l’opposition. Cette fois, pas de désistement de dernière minute. Son candidat gagne l’élection… dans les urnes. Mais c’est Ali Bongo Ondimba qui est déclaré vainqueur. La mission d’observation de l’Union Européenne, commise à la surveillance du scrutin, n’en revient pas, et dénonce dans son rapport, à mots diplomatiquement feutrés, le coup de force.  Mais rien n’y fait. La cour constitutionnelle de Marie Madeleine Mborantsouo valide l’élection. La françafrique triomphe une nouvelle fois. La fois de trop, peut-être. Car le passage en force d’Ali Bongo Ondimba s’est accompagné d’une tuerie d’une ampleur inédite en cinquante-six ans d’histoire politique du Gabon. Le traumatisme est si grand que le pays sombre dans une profonde crise socio-politique.  Privat Ngomo entre en résistance pacifique et soutient la Coalition pour la Nouvelle République (CNR) présidée par Jean Ping. Il devient un fervent défenseur de la vérité du verdict des urnes de la présidentielle d’août 2016. Suite à l’accident vasculaire cérébral d’Ali Bongo Ondimba survenu à Ryad, le 24 octobre 2018, il milite sans succès pour le constat officiel d’une vacance du pouvoir pour cause d’empêchement, dénonçant le tripatouillage de la Constitution par la cour constitutionnelle qui, loin de déclarer une quelconque vacance de pouvoir, retouche la Loi fondamentale pour permettre le maintien d’Ali Bongo aux commandes du pays.

A cette étape de son parcours politique, Privat Ngomo a vécu de près deux hold-up électoraux d’Ali Bongo Ondimba, à chaque fois validés par une cour constitutionnelle aux ordres. Dans la nuit du 31 août 2016, il a même failli perdre la vie lors de l’attaque à l’arme lourde du quartier général de Jean Ping situé à 500 mètres de la base militaire de l’armée française au Gabon, le 6ème BIMA, qui n’a pas bougé d’un pouce pour arrêter le massacre…

Les relations franco-gabonaises

En entrant en politique, Privat Ngomo s’est particulièrement intéressé à la France dans ses rapports avec ses anciennes colonies, dont le Gabon. Il a pris connaissance des accords politico-économiques qui lient les pays africains francophones à la France, et a compris que même si la France n’est pas l’unique responsable du chaos africain, elle en est l’agent essentiel avec sa politique françafricaine et ses effets pervers. En effet, pour garantir ses intérêts, la France a « institutionnalisé » la validation des élections truquées, le soutien politique et diplomatique des dictateurs à sa solde, l’aide financière constante aux dictatures via l’Agence Française de Développement tout en sachant que cet argent est régulièrement détourné, la pérennisation du Franc CFA, monnaie coloniale dont le mécanisme empêche tout développement véritable des pays utilisateurs et enfin, le maintien de bases militaires prêtes à intervenir localement pour les seuls intérêts de la France et des dictateurs.

Le constat est cinglant et dramatique : soixante ans de coopération française équivalent à soixante ans de misérabilisme pour les pays francophones d’Afrique subsaharienne, aucun n’étant sorti du sous-développement. Les Africains, pourtant très souvent attachés à leur terre, voient leur jeunesse contrainte d’immigrer en Europe, à la recherche d’un épanouissement et d’une liberté qu’on lui refuse chez elle, allant ainsi gonfler les rangs des sans-papiers et de la diaspora africaine, souvent dans un esprit de révolte et de revanche à prendre sur le « bourreau » France.

Une question se pose, dérangeante de naïveté feinte : comment la France, 4ème puissance mondiale, n’a-t-elle pas réussi à aider les pays africains, pourtant riches de leurs sous-sols, à sortir du sous-développement ? La réponse est évidente, terrible de cynisme et de réalisme : elle ne l’a pas voulu, elle ne l’a jamais voulu ou même envisagé… Comme le disait le général de Gaulle : « la France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts ». Loin des slogans de circonstance, la France n’a jamais été amie de l’Afrique.

Comment alors s’étonner, après Sékou Touré, Thomas Sankara, Patrick Emery Lumumba, Barthélémy Boganda, Ruben Um Nyobe (pour ne citer que ceux-là), de l’apparition de personnalités telles que Kemi Seba, Nathalie Yamb, Privat Ngomo, Mamadou Koulibaly, Kako Nubukpo, Salif Keita, Guy Marius et bien d’autres qui vivent cette situation comme une insulte, une spoliation et un déni de souveraineté des peuples noirs d’Afrique francophone ?

Comment s’étonner qu’il puisse naître dans le cœur d’une nouvelle génération d’Africains compétents, décomplexés, conscients et agissants, un sentiment anti-françafrique (et non anti-français) grandissant avec un furieux désir de liberté, de développement et de mieux-vivre du continent ?

Comment s’étonner que la jeunesse africaine qui représente plus de 60% de la population du continent, et dont la moitié a moins de dix-huit ans, constituant à n’en point douter une véritable bombe démographique, se lance à corps perdu dans ce noble combat de conquête de sa liberté : liberté du choix de ses dirigeants, liberté économique et monétaire, liberté d’investir, liberté de se développer, liberté de décider de son avenir ?

Comment s’étonner de la résurgence, sur l’ensemble des Etats de l’Afrique noire francophone, d’un fort sentiment panafricain porté par une élite nouvelle et nourri par une prise de conscience inédite du besoin d’union de tous les fils du continent pour espérer vaincre l’ogre françafricain ?

L’opération Lumumba 

Alors, un après-midi du 12 juillet 2019, soit deux jours avant le 14 juillet, date symbolique de la libération de la France du joug royal, Privat Ngomo, accompagné d’une vingtaine de jeunes patriotes gabonais courageux et déterminés, fait interrompre la circulation routière devant l’ambassade de France au Gabon et adresse à la France un message filmé et retransmis en direct sur Internet, qui dénonce l’hypocrisie de la France officielle et ses agissements anti-démocratiques en Afrique via son bras armé, la françafrique. C’est l’« Opération Lumumba », ainsi baptisée en référence à la fibre patriotique de cet illustre africain assassiné en son temps. Privat Ngomo, tout en dénonçant l’ingérence néocolonialiste de la France au Gabon et le système de prédation de la françafrique nuisible aux relations de la France avec ses anciennes colonies, y appelle les autorités françaises à changer le paradigme des rapports avec le continent en actant l’émergence d’une nouvelle génération et de nouvelles élites avec qui elles gagneraient à travailler pour un bénéfice réciproque.

Le message disait notamment ceci :

« On ne peut, à la face du monde tout entier, se proclamer la patrie des lumières, des droits de l’Homme, de la démocratie, de l’Etat de droit, et dans le même temps mener secrètement une politique extérieure de confiscation de la souveraineté des peuples d’Afrique de l’espace francophone, en vue d’exploiter, à leur détriment, les richesses naturelles et les matières premières de leurs sous-sols. Cette politique très critiquable, qui dure depuis les pseudo-indépendances, confine les populations africaines à une extrême pauvreté, à une extrême misère et les gouvernements africains, à une mendicité honteuse. Aucun développement n’est possible dans ces conditions, quelle que soit par ailleurs la hauteur des aides octroyées au continent. La jeunesse africaine est alors contrainte à l’exil, à l’immigration clandestine vers l’Europe, à la recherche d’une prospérité que la France officielle et des réseaux lui refuse chez elle. »

Il concluait ainsi : « La France officielle et des réseaux serait bien inspirée de comprendre qu’elle a dorénavant un nouvel interlocuteur générationnel avec lequel elle gagnerait à concevoir de nouveaux rapports plus satisfaisants pour les deux parties. C’est une exigence cruciale, nous semble-t-il, de ce millénaire commençant. »

En choisissant de s’adresser directement à la France et non aux autorités gabonaises, Privat Ngomo n’a fait que tirer toutes les conséquences d’une souveraineté bafouée, qui donne la réalité du pouvoir à la France et fait d’elle le réel décideur au Gabon pour les enjeux économiques et politiques majeurs.

C’est cette « Opération Lumumba » qui a valu à Privat Ngomo 313 jours de détention préventive à la prison centrale de Libreville. Remis en liberté provisoire le 20 mai dernier, il attend désormais son procès. Au moins comparaitra-t-il en homme libre.

Privat Ngomo paye le prix de sa liberté de ton et d’expression, et au-delà, son engagement panafricain à contribuer à l’émergence d’une Afrique noire enfin réellement libre et capable de bâtir son développement par l’exploitation juste et transparente de ses matières premières, celles-là même qui ont enrichi et continuent d’enrichir l’Occident, la France en premier. Après avoir refusé de gonfler les rangs de la diaspora africaine en France, Privat Ngomo a gonflé pendant dix longs mois la liste déjà longue des prisonniers politiques au Gabon. Mais comme nous l’enseigne l’Histoire : aucune répression ne peut durablement faire taire un peuple qui aspire à la liberté et au mieux-vivre.

Sur le grand échiquier de l’Afrique et du monde, une partie est désormais en train de se jouer : celle de la lutte contre le néocolonialisme et de l’union des opprimés. Ne pas le voir, c’est faire montre d’un aveuglement sans nom.

Parce que la dynamique engagée montre que la nouvelle Afrique, jeune, instruite et ingénieuse, va répondre en masse au rendez-vous de Son Histoire, la France serait bien inspirée, comme le lui suggère Privat Ngomo, d’en finir avec la françafrique. Plus qu’un choix, c’est désormais pour elle une nécessité, pour ne pas se retrouver à ramer à contre-courant de l’Histoire. Comme le rappelle un de ses dictons, « il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent ».

« Il y a un temps pour tout sous le soleil », dit par ailleurs de son côté le roi Salomon dans l’Ecclésiaste.

Comme l’ont déjà compris et annoncé tous les visionnaires, le 21ème siècle commençant sera, non pas celui de l’Asie, mais bien celui de l’Afrique. A bon entendeur…

Marie-Josée Ngomo, sœur ainée de Privat Ngomo