Tobacco city

Il pleuvait ce jour à  torrent sur Tobacco City, ce genre de diluvienne, comme qui dirait, ne tombe et ne vous mouille que lorsque Dieu le Père lui-même, dans une fâcherie mémorable se détourne de la terre. Bref, il pleuvait et M. Bourasque Tige, un nom connu de la mémoire de l’eau, était dehors. Alors là, vraiment dehors. C’est que le petit frais d’avant l’orage avait réveillé son envie irrépressible d’en griller une. Un besoin irrésistible qui tenaillait de la fontanelle à la plante des pieds, chauffait le ventre, nouait les tripes et par spasmes secouait tout le corps. Voilà, une envie terrible qui fait perdre jusqu’au sens de la réalité.

Or il pleut. Il avait vu que le rideau d’eau  tombant était infranchissable et qu’il était irresponsable de sortir se procurer une cigarette, car il n’en avait pas. Ce matin seulement, il avait vidé tous ses cendriers. Mettre le nez dehors par un temps pareil était proprement irréfléchi. Sa décision est prise, c’est celle d’un homme aux nerfs d’acier, il ne cédera pas  à son vice, à son péché mignon comme il aimait à le dire en riant…Et pour cela tenir. Alors pour tromper un besoin devenu chez lui naturel, ne fume t-il pas deux paquets par jour, il avait tourné le bouton de sa télé. Il tomba comme à pieds joints dans un clip de reggae jamaïcain où on voyait plus le nuage de fumée émanant de leurs « pétards », qu’on ne distinguait vraiment les musiciens.

Il était là ne pouvant détacher son regard de ces images devenues presque magiques et imprimant sur sa conscience les mêmes arabesques que la fumée agitée par l’air et le son de l’orchestre. Même s’il avait voulu il n’aurait pas pu changer de chaine pour conjurer son mal, sa main se refusait à zapper, d’ailleurs à quoi bon, il n’avait que la chaîne nationale.   

Son  mal du cœur s’accentua, un moment ses jambes se mirent à trembler. Il brulait de l’intérieur comme si on l’avait assis sur des mégots de Mabaral-Dhillun, et  de tous les tabacs incandescents du monde. Mon Dieu, pensa le pauvre Job, le petit nom que ses amis lui avait donné, juste le mégot d’un mégot pour faire taire ce corps qui se refusait à exister, une toute petite dose de nicotine pour tenir le coup jusqu’à la fin de cette pluie du tonnerre de Dieu. Il luttait contre lui-même et résistait au déluge à sa porte dont les rafales tombaient drues comme les barreaux d’une prison. C’est alors qu’il essayait d’échapper à ce supplice de Tantale, à la limite de ses efforts que, ramené par la brise, un doux arome de Loigause, le tabac des branchés chic et choc, au goût de lait frais qui vint titiller ses naseaux avides, lui monta dans le cerveau et en bulles se mit à jouer à la fois au yoyo et au ping pong.   

Alors il s’élança, on aurait dit un oiseau dont on avait oublié de fermer la cage. Comme un fou, Il dérata en direction de l’échoppe, dans la rue voisine, d’où provenait l’appel insistant d’un bonheur diabolique. Il couvrit comme un éclair la cinquantaine de mètres qui le séparait du paradis. Mais à quelques pas du nirvana il glissa et tomba de tout son long dans la boue. Une boue immonde faite de tous les détritus de la ville, qui prenait jusqu’aux mollets et sentait à la fois le chien crevé et les latrines éventrées d’un quartier oublié depuis le jour de l’Indépendance de son pays, il y a  déjà près d’un demi siècle. Il se déchira. Le pauvre pataugea un temps dans la gadoue, luttant contre les fouets de rafales qui lui laceraient le visage, continua péniblement sa progression sous le regard méchant d’un molosse galeux croyant avoir affaire à un être sorti tout droit des entrailles de la terre.   

Le voilà, méconnaissable, sur le perron du kiosque. Il tendit 50 francs au boutiquier et dans un souffle d’outre tombe lui dit : « ci.. .ci…gretti ». Il n’y en a plus s’entendit-il répondre sans ménagement par un homme à la barbe hirsute et à l’haleine fétide. Quand il comprit le message qui mit un temps fou pour impacter son cerveau, son sang se figera et pendant cinq secondes il perdit l’usage de tous ses sens. Débranché, déconnecté, il n’existait plus, il était annihilé. Quand il recouvrit ses esprits, il était au beau milieu  de la rue sous une pluie redoublée, torse nu.Dans sa furie, Clop, un autre surnom qu’on lui attribuait les jours de ripaille, avait oublié de se mettre ne serai-ce qu’un maillot de corps.   

Il se regarda du genre de regard qu’un inquisiteur porterait sur un homme qu’il a décidé de perdre, puis baissant la tête, vit dans les eaux terreuses qui lui passaient entre les jambes une moitié de cigarette miraculeusement intacte, mouillée mais encore acceptable, qui semblait le narguer.    

Job le fixa comme un sujet de laboratoire et l’instant d’après, prenant la part de force qui lui restait, partit d’un grand éclat de rire, presque sardonique, et se dit à lui-même à tue tête : « qu’est-ce que je suis ridicule ! Si ma mère me voyait ! Allez tabac ta page est tournée ! » Ce soir là dans son sommeil apaisé lui revenait en boucle un petite voix féminine qui disait, presque sur le ton de la supplique : «Merci, mon Dieu ! Dieu le très grand merci, merci, Albarka, Allélluiaa… DELIVRANCE »

S.El Moctar Kounta

Le Républicain Mali 01/05/2011