Point d’histoire: : L’esclavage arabe, européen et traditionnel

L’esclavage arabe. Après l’interdiction de l’esclavage européen et sa mise en pratique ( milieu du XIXe siècle), les livres et la presse populaire dénoncèrent par le texte comme par l’image, avec autant de virulences que pour le premier, l’autre «  commerce honteux » pratiqué depuis des siècles en direction du monde musulman. Au VIIIe siècle, l’esclavage arabe n’avait fait que continuer la traite traditionnelle pratiquée depuis l’Antiquité ou à longue distance, par les royaumes africains (Axoum, Ghana).

Contrairement à la traite européenne sur laquelle de nombreux chercheurs ont pu se pencher, servis par une documentation importante (les livres de bord de navires négriers), l’étude de l’esclavage oriental est rendue difficile par l’absence de documents tenus à jour. Des  exceptions, pourtant, donnent une idée de son importance. Ainsi, le sultan du Maroc Moulay Ismail (XVIIe siècle) se fit présenter un registre mentionnant à 150 000 soldats les effectifs de ses groupes noirs, composés surtout de captifs. On a par ailleurs estimé que, pour la période allant de 1770 à la fin du XVIIe siècle, le nombre d’esclaves ayant quitté les côtes du Kenya et du Tanganyika a pu atteindre 1 250 000 personnes (Murray Gordon, l’Esclavage dans le monde arabe, VII-XXe siècle). Pour la traite orientale, une autre estimation porte à 17 millions le nombre d’esclaves entre le XVII e siècle et  la fin du XX e siècle, sans  tenir compte des autres victimes liées à cette chasse  à l’homme (jusqu’à dix fois plus).Comme dans l’Antiquité, le monde arabe se procurait des esclaves pour effectuer les gros travaux, servir de portefaix dans les villes, cultiver les palmeraies (Irak, Arabie), grossir les effectifs des armées (Egypte, Arabie), accomplir les travaux domestiques, et, pour les femmes , servir éventuellement de concubines.

Commerçants et pèlerins utilisaient aussi les esclaves comme monnaies d’échange ou d’ « assurance voyage » , s’en séparant au fur et à mesure de leurs déplacements, ou , à leur arrivée dans la cité sainte, pour payer leur séjour, accomplir quelque œuvre pieuse (affranchir un esclave). Si la religion musulmane donnait toute liberté au croyant de considérer comme esclave potentiel l’animiste, regardé comme un « païen » ( kafir en arabe, d’où le mot cafre retenu par les Européens), elle lui recommandait de se comporter envers ce captif avec humanité et, même, de favorise l’émancipation de ses descendants convertis. Nombreux sont les exemples faisant état d’esclaves convertis ayant accédé aux plus hauts postes dans l’armée, ou tenant la position d’hommes de confiance des califes et des sultans.

Vivant dans le monde où l’esclavage était si coutumier, les captifs étaient peu enclins à se révolter. Au IX e siècle, il y eût pourtant un grand soulèvement d’esclaves dans les palmeraies du sud de l’Irak lorsque les troupes noires du calife de Bagdad se joignirent à la révolte des esclaves (révolte des Zendj, 880-894). L’esclavage ne cessa d’irriguer les routes du commerce musulman.

Au Moyen âge, pour évaluer le prix d’un esclave sur le marché de Tombouctou, on  posait son pied sur une plaque de  sel et on en découpait les contours. Cette  valeur dépendait en fait de l’offre et de la demande. La période la plus connue, décrite par les explorateurs, est celle du clou de girofle à Zanzibar au début de laquelle le sultan importa un grand nombre d’esclaves pour entretenir ses plantations (1818). Au XIXe siècle, la demande en ivoire  pour satisfaire une clientèle européenne favorisa l’explosion de l’esclavage dans l’aire commerciale swahili. Les fusils pour tuer les éléphants servaient aussi à la capture des porteurs de défense (une par personne)  qui étaient  vendus avec leurs chargements. Dans  la seconde moitié du XIXe siècle, l’empire ottoman recevait des esclaves du Tchad, et Zanzibar, des Grands Lacs d’Afrique centrale.

Ayant interdit l’esclavage dans ses possessions, le monde occidental fit pression sur les pays musulmans pour qu’ils le  suppriment dans les leurs. Le traité Hamertonj obtint la suppression du commerce entre Zanzibar et l’Arabie. Toutefois, comme pour l’esclavage européen, cela ne concernait pas l’esclavage lui-même, qui permit au sultan de quadrupler le revenu de ses plantations en trente ans. Le commerce restait clandestin et continuait à rapporter gros, malgré les « croisières » anti- négrières.

La traite et l’esclavage proprement dit furent abolis dans le monde entier par la Convention de Bruxelles (1890). L’un et l’autre ne continuèrent pas moins à être pratiqués en Afrique orientale. Les navires turcs s’y livraient encore dans les ports du Levant en 1893, et, en 1896, les Britanniques profitèrent d’un coup d’Etat manqué contre le sultan pour le forcer à prononcer un décret abolissant graduellement le statut d’esclave. L’esclavage traditionnel continua dans la région d’une façon moins voyante, et les conflits actuels du Soudan sont toujours une occasion pour les tribus esclavagistes de prendre des captifs parmi les populations du sud. Du coté européen, il se perpétua d’une façon plus ambiguë dans l’Etat libre du Congo de Léopold II, qui demanda un financement pour lutter contre les esclavagistes arabes , mais qui le pratiquaient pour collecter l’ivoire et la gomme.

Esclavage européen. Pour les historiens, entre 10 millions et 25 millions d’esclaves originaires d’Afrique auraient traversé l’Atlantique en direction du Nouveau Monde. Toutefois, en tenant compte des conditions de la traite (razzia, capture, acheminement vers la côte africaine, transports en mer), on estime à 10 ou 15 fois plus le nombre de personnes victimes de cette chasse à l’homme, soit près de 200 millions d’individus. La désorganisation politique et économique, les guerres suscitées par la distribution de fusils destinés aux chasses à l’homme et une économie visant à privilégier ce type de commerce au détriment du développement de l’agriculture ont favorisé les Etats esclavagistes et guerriers, dont certains, comme le Dahomey, tentèrent vainement de se reconvertir. L’Afrique sortit exsangue de cette crise démographique, sociale et culturelle, qui s’ajoutait aux problèmes causés par l’évolution climatique. Bien avant l’établissement des premiers comptoirs (Elima, 1481), la présence d’esclave noirs est attestée dans la péninsule Ibérique, où des marchés d’esclaves se tenaient à Lisbonne et Séville. Leur nombre ne cessa d’augmenter tout au long du XV e siècle, et jusqu’à 10 000 esclaves entraient chaque année au Portugal autour de 1541.

On peut fixer le début de la traite vers le Nouveau Monde à 1513, quand Las Casas conseilla d’importer des esclaves noirs pour remplacer les Indiens dans les mines. Ce trafic gagna en ampleur dans la seconde partie du XVIe siècle lorsque les Portugais eurent mis fin au royaume de Kongo et les Marocains à l’Empire Songhaï plongeant l’Afrique intérieure dans le désordre et l’anarchie, désorganisant les réseaux d’échange traditionnels au profit des comptoirs européens installés sur la côte, et pratiquant un troc appauvrissant pour les populations (verroterie et pacotille contre or et êtres humains). Siècle des Corsaires, le XVIIe siècle vit ces derniers préférer la traite vers les colonies américaines aux dangers de l’attaque des navires marchands.

Ce commerce devint si lucratif en raison du développement des exploitations minières et des plantations de sucre au Brésil ou dans les Caraïbes, et de coton en Amérique du Nord, que les amateurs européens eurent vite fait de les évincer. C’est alors que débuta le célèbre  « commerce triangulaire » qui permettait à l’Europe des Lumières de faire croire qu’elle tenait à l’écart du « commerce honteux ». Deux thèses s’opposent  sur les raisons de l’abolition de l’esclavage européen. L’une mettant en avant l’incompatibilité entre l’esclavage et le mode de production industriel qui se trouvait asphyxié par l’absence de consommateurs en raison de leur situation d’esclaves. L’autre privilégie plutôt la prise de conscience individuelle puis collective résultant des idées humanistes formulées dès le milieu du XVIII e siècle.

La première grande abolition est proclamée par la France révolutionnaire en 1794, mais elle est vite annulée par Bonaparte sous la pression des milieux créoles (1802). Elle sera votée de nouveau qu’en 1848, à la suite d’un mouvement d’émancipation. Le Parlement britannique vota les grands actes abolitionnistes en 1806-1807, en les assortissant d’une campagne mondiale pour l’abolition et de mesures de rétorsion, mêmes militaires. L’effet pratique de ces décisions, qui s’appuyaient sur l’opinion publique et des sociétés philanthropiques, fut la création de territoires en Afrique destinés à recueillir les esclaves désirant retourner dans leurs terres d’origine ou sauvés des navires négriers. Ce furent Freetown (1787), le Liberia (1847), Libreville (1849). L’interdiction de la traite toucha ensuite le commerce arabe, puis l’esclavage traditionnel au fur et à mesure de la colonisation du continent par les Européens (1905 pour les territoires français).

Au début du siècle, le commerce des êtres humains avait pratiquement cessé. Une  nouvelle forme d’exploitation des populations lui succéda pour rentabiliser les territoires issus du partage de 1885, le travail forcé. Il ne fut supprimé progressivement qu’à l’issue de campagnes de presse dans les métropoles (années 1920-1930).

Esclavage  traditionnel. La réduction en esclavage des prisonniers de guerre était pratiquée dès la plus  haute antiquité dans toutes les régions du monde et, au XVIe siècle, l’Europe chrétienne ne le cédait en rien au Proche- Orient musulman pour se procurer une chiourne destinée à la manœuvre des galères. Cela ne constituait en fait qu’un avatar de l’esclavage traditionnel qui faisait du vaincu une marchandise à la disposition de son vainqueur.

L’Afrique ne dérogeait pas à la règle. Selon les peuples, leur religion (animisme,christianisme ou islam), les captifs de guerre pouvaient être exécutés en offrande aux ancêtres, vendus ou intégrés à la société selon un statut qui pouvait varier du servage à l’européenne, comme à l’époque médiévale, à l’affranchissement. C’est la demande extérieure, pour se procurer des recrues ou effectuer des travaux agricoles ou de manutention (Egypte et Rome antiques, monde arabe, mise en valeur européenne des Amériques), qui donna au servage traditionnel, domestique et presque familial, une dimension démesurée pour alimenter les longues routes de la traite arabe et européenne. La conquête coloniale elle-même se déroula dans un contexte qui faisait des troupes levées sur place des preneurs d’esclaves dans les territoires conquis au nom de la République, les « tirailleurs » se déplaçant avec leurs captifs( des femmes surtout) de la même façon que leurs adversaires ( guerre contre Samory). Dès l’interdiction formelle de l’esclavage dans les territoires qu’elles étaient chargées d’administrer et d’émanciper en application des décisions de l’acte général de la conférence de Berlin, les puissances européennes se heurtèrent au problème de l’esclavage domestique.

Au Soudan occidental (Mali), on distinguait quatre statuts différents : les gens libres, les affranchis, les serfs ou captifs de case, les esclaves proprement dit (M. Delafosse, Haut- Sénégal –Niger). En 1905, la France publia un décret mettant tous ses sujets sur le même plan. Mais on ne supprime pas d’un trait de plume des structures sur lesquelles s’appuie tout un système social. Et, si l’esclavage proprement dit disparut rapidement (en demeurant clandestin dans certains cas), l’esclavage domestique perdura longtemps dans certaines régions comme le Sahara et l’Ethiopie. Au Mali, les Bellâh cherchent désespérément à retrouver leur liberté au nord.

L’administration coloniale ne pouvait l’ignorer et prit l’habitude d’utiliser les termes de serviteur et de servante pour parler des esclaves domestiques, les termes vernaculaires  restant, eux inchangés. Les responsables politiques locaux étaient eux-mêmes conscients de la nécessité d’une évolution des mentalités et appuyèrent les campagnes dans ce sens. En effet, en envoyant leurs serviteurs travailler dans les mines ou les plantations, ou  suivre l’enseignement des écoles techniques des colonisateurs, les maîtres leur donnaient l’occasion de prendre conscience de leur condition, et même de racheter leur liberté, leurs captifs devenant plus riches qu’eux. Les maîtres préféraient garder leurs enfants auprès d’eux pour leur dispenser une éducation traditionnelle.

Des cas d’esclavage sont encore mentionnés ça et là. Ils portent surtout sur le servage domestique ou les enfants sont donnés en gage à des prêteurs par des parents dans l’incapacité de rembourser. Un regain de l’esclavage est apparu au cours des années 1980-1990 à l’occasion des guerres civiles au cours desquelles les rapts d’enfants pour en faire des soldats étaient redevenus monnaie courante (Liberia, Ouganda, Mozambique). Le Soudan, haut lieu de la traite depuis son origine, a vu reprendre  les razzias traditionnelles des nomades arabisés contre les populations animistes pour enlever des enfants destinés à l’esclavage domestique.

L’Inter de Bamako 21/12/2010