Personnalité Kadhafi, ce héros à Bamako

«Si je demande une photo de Kadhafi à mon syndicat, lance un chauffeur de taxi, je l’ai demain à la première heure.» Jour après jour, les transports de la capitale malienne donnent le ton. De nombreux taxis arborent des portraits du chef libyen sur leur vitre arrière. Même chose pour les sotramas, ces bus verts déglingués qui roulent dans la poussière rouge par 40 degrés.

«Kadhadi, je ne l’ai jamais aimé, poursuit le chauffeur de taxi. Je le détestais. Mais là, les bombardements m’ont choqué. Je ne pensais pas que les toubabs [les blancs en bambara, la langue locale, ndlr] iraient jusqu’à ce point.»

Prières pour Kadhafi
Une banderole « Vive Kadhafi l’Africain!» longe la route de Koulikouro. Au grand marché, des petits restaurants affichent la copie d’un vieux magazine. Même en noir et blanc, le guide de la révolution y apparait dans toute sa splendeur. Dans les quartiers, des séances de prières pour Kadhafi sont organisées. Dans les mosquées, certains parlent de la croisade des chrétiens. Même visibilité au marché artisanal de N’Golonina: «Vive Kadafi» (sic) sur une plaque de fer, «Nicolas Sarkozy assassin» (sic) sur des panneaux.

Lundi 4 avril, le match Libye-Comores, délocalisé à Bamako, se transforme en plébiscite pro-Kadhafi. Le chef libyen est ovationné à chaque but marqué (3-0). Certains se rendent même au stade… pour la première fois en cinquante ans. Dans les grins (où amis et voisins se réunissent autour du sacro-saint thé), tout le monde suit l’actualité internationale grâce à la radio. «Mais comment ça? s’étonne cet homme, Sarkozy accueille Kadhafi à Paris avec sa grande tente et « tout-tout », et maintenant, il le bombarde?»  

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que si Kadhafi est aussi soutenu, c’est à cause de l’attaque de la coalition, explique un chauffeur de taxi. Avant, 50% des Maliens soutenaient Kadhafi. Maintenant, je dirais que 80% le soutiennent. Mes collègues disent pareil.»

«Il n’appartient pas à l’Occident de taper sur la Libye»
«Il ne faut pas oublier le fait religieux, ajoute Serge Daniel, correspondant à Bamako pour Radio France Internationale (RFI) et l’Agence France Presse (AFP). Kadhafi est d’abord soutenu parce qu’il est musulman. Pour les Maliens, il n’appartient pas à l’Occident de taper sur la Libye. Il y a le sentiment de compassion et de solidarité d’un pays musulman vis-à-vis d’un autre pays musulman.»

Pour la plupart des habitants de Bamako, le chef libyen est LE bienfaiteur du Mali. Il y a tellement investi: 100.000 hectares de cultures dans la zone Office du Niger, véritable grenier du Mali, sans oublier la Cité administrative de Bamako, le Centre culturel libyen, la grande mosquée de Ségou, de nombreux hôtels…

«Le Mali n’aime pas l’ingratitude, résume Mohamed Kimbiri, premier secrétaire à l’organisation du Haut conseil islamique. Donc, quand la Libye a des problèmes, nous devons la soutenir. Il y a bien certain défauts. Par exemple, je condamne fermement la dictature. Kadhafi aurait dû ouvrir la porte aux partis politiques et arrêter le culte de la personnalité. Mais tout de même, il y a deux poids et deux mesures entre le sort réservé aux Libyens et le sort réservé aux Palestiniens où personne n’intervient. Et puis, il y a les termes utilisés. Les grands médias internationaux parlent de « manifestants » pour la Tunisie et l’Egypte. En Libye, on parle d’ »insurgés » et de « rebelles ».»

Alors, trop c’est trop. Fin mars, après la grande prière du vendredi, des milliers de personnes ont marché dans les rues de Bamako. «Mais attention, précise un homme aux grandes lunettes de soleil. Les manifestants ne sont pas forcément venus pour soutenir Kadhafi, hein? C’est surtout pour s’opposer aux bombardements eux-mêmes.» Une position partagée par beaucoup, et qui a pour conséquence le développement d’un sentiment anti-français. Drapeaux piétinés, «A bas Sarko!», «sales Français»…  

«Je suis au Mali depuis quinze ans, poursuit Serge Daniel. C’est la première fois qu’il y a une manifestation après la prière du vendredi. C’est le signe d’une extrême colère. Et hier (mardi, ndlr), des milliers de personnes manifestaient à Tombouctou. Dans une ville aussi religieuse, c’est très important.» Mais, «dans ces manifs, tout est motivé par le fric, avance un étranger (non Français) qui, comme beaucoup, veut rester anonyme. Par exemple, 500 responsables d’écoles coraniques sont payés directement par Kadhafi. La solidarité inter-musulmane, j’y crois pas une seconde.»

«Néocolonialisme»
«On aurait dû laisser la parole aux Africains pour qu’ils soient considérés, regrette Mohamed Kimbiri, premier secrétaire à l’organisation du Haut conseil islamique. La Ligue arabe était là, comme un invité à la cérémonie des toasts. Par rapport à un problème comme ça, c’est à l’Union africaine de négocier. Ça nous met très mal à l’aise. C’est du néocolonialisme.»  

«Il faut négocier, confirme Issa Diarra, vice-président de la Coalition de soutien à la grande Jamahiriya libyenne contre l’agression occidentale, à l’origine de la grande manifestation. Si on avait proposé aux deux parties de discuter, ils l’auraient fait s’il n’y avait pas eu les occidentaux derrière. On est contre l’ingérence.»

Au Mali, à un an des élections présidentielle et législatives (printemps 2012), à l’heure où le président Amadou Toumani Touré achève son second mandat, l’actualité libyenne influence forcément la vie politique nationale. Les partis ne partagent pas tous la même vision, mais dans les pièces climatisées du Mali d’en haut, les avis personnels rejoignent l’air du temps. «Moi, Kadhafi, je l’aime pas, lâche posément cet homme d’une quarantaine d’années. Mais vu la politique de la France , je suis bien content de voir comment ça tourne. Sarkozy, c’est bien fait pour sa gueule.» «C’est un coup des Américains, explique même un haut responsable d’une agence gouvernementale. Ils veulent se venger du 11 septembre.»

Retour dans les rues de Bamako. On se plaint de la chaleur, comme si c’était une surprise. On boit le thé et on parle politique. La comparaison avec la situation en Côte d’Ivoire revient presque toujours.  

«Mais pourquoi les Français et les Américains attaquent la Libye », s’énerve un jeune homme. Cela fait des mois que c’est chaud en Côte d’Ivoire et personne ne fait rien. Ils s’en foutent, il n’y a que du cacao. Le pétrole est chez Kadhafi.»  

Les atteintes aux droits de l’homme et aux droits de la presse, les rétentions et les expulsions des étrangers sans-papiers… Certaines réalités libyennes ne sont pas évoquées. Mais spontanément sont cités le compte en banque offert à tout nouveau-né libyen ou les factures d’électricité gratuites. Pour trouver quelques voix critiques, il faut se retrouver dans la sphère privée. Pas dans la rue.  

«Des fois, j’ai pas envie de dire que je suis Malien, soupire un jeune homme. Personne ne raconte les gamines de 17 ans que Kadhafi se tape à l’hôtel de l’Amitié [le plus grand hôtel du pays, l’un des nombreux établissements lui appartenant, ndlr]. A tous les niveaux, l’Etat ferme sa gueule et s’écrase devant cette mafia.»

Risque d’attentat antifrançais
«A présent, la suite, je la vois très mal, prévoit un étranger. La Libye est bourrée d’armes. Ça peut partir dans tous les sens.» Selon plusieurs sources, le risque d’attentat antifrançais est bien présent à Bamako. Et risque d’augmenter si les frappes continuent sur la Libye.

L es conséquences économiques et sociales occupent, elles aussi, les esprits. Si Kadhafi part, le nouveau pouvoir libyen sera-t-il toujours aussi présent au Mali? Et puis, beaucoup de Maliens travaillaient en Libye. Alors, leur retour forcé ne va-t-il pas augmenter le chômage, le banditisme et les trafics en tous genres?  

«Dans le Nord, les bandits armés sont en train de profiter de la situation pour prendre de très grosses armes, s’inquiète Issa Diarra. Ils vont venir nous tuer, nous, Maliens. C’est très grave. Mon grand-père était dans l’armée française. Je ne suis pas Français, mais on est ensemble. Beaucoup croient que tous les blancs sont Français. On va vers un racisme antiblanc.»  

Soudain, sous les lumières poussiéreuses des lampadaires, le grand gaillard jovial verse des larmes. Pendant deux minutes, il devient muet. Sourd. Il semble sincère. «On fera tout pour que ça n’arrive pas, suffoque-t-il en pleurant. On ne va jamais accepter que les blancs ne soient pas les bienvenus. Dieu est amour et ne veut pas ça.» Après cinq minutes pour reprendre ses esprits, Issa Diarra disparaît dans la circulation rougeâtre du boulevard de l’Indépendance. Il doit se rendre à une réunion. Pour préparer la prochaine manifestation…

Slate.fr