la« victoire à la Pyrrhus»du Haut Conseil Islamique et de son Président, l’« ayatollah » Dicko

 

En effet, deux ans après le renvoi en seconde lecture du projet de Code de la famille et des personnes, les députés du palais de Bagadadji, siège de l’Assemblée nationale du Mali, viennent d’adopter à une écrasante majorité un nouveau  Code de la famille et des personnes dans le sens voulu, souhaité et dicté par le Haut Conseil Islamique. Le texte adopté est le fruit d’un compromis, d’un contenu transactionnel, d’une coproduction législative entre les députés et le Haut Conseil Islamique, interface entre l’Etat et les musulmans. Dès lors, on peut parler de victoire voire de triomphe du Haut Conseil Islamique et de son Président, l’ «ayatollah » Mahamoud Dicko. Cette victoire du Haut Conseil Islamique s’explique par le fait que celui-ci et son Président, l’ « ayatollah » Mahamoud Dicko ont compris que la loi n’est que la matérialisation « d’un rapport de forces » ou de la « politique de la force ». C’est pourquoi ils ont fait de  l’Assemblée nationale du Mali, lieu de « fabrique » ou de « production » de la loi, un « champ de bataille » selon une formule du doyen J. Carbonnier. Ainsi, ils sont parvenus à inspirer, à orienter le contenu du « nouveau » Code de la famille et des personnes.

Une loi de transposition- Le législateur a repris, sous la pression de l’ayatollah Mahamoud Dicko, la presque totalité des revendications du Haut Conseil Islamique. C’est pourquoi la fidélité du « nouveau » Code de la famille et des personnes, tel que finalement adopté par les députés le 2 décembre 2012, à la position du Haut Conseil Islamique est totale. On est même très proche d’une opération de transposition dans le sens que le droit communautaire européen a donné à ce terme. Cette affirmation n’est ni excessive ni caricaturale ; elle peut être jugée sur pièces. Car, le mariage religieux a été légalisé, la puissance maritale rétablie, l’inégalité successorale entre fille et garçon restaurée, l’âge minimum pour contracter le mariage chez la femme relevé à 18 ans dans le projet de code est ramené à 16 ans dans le code amendé, le rejet de la filiation adoption, la non-reconnaissance de l’enfant naturel, etc.
Le fait que le législateur malien édicte un texte en associant le Haut Conseil Islamique appelle deux observations.

La première, c’est qu’en associant le Haut Conseil Islamique, les autorités maliennes  veulent avoir un Code consensuel qui, pour reprendre l’expression de M. Gaoussou Drabo, « entérine l’évolution sociologique et encourage l’ouverture des esprits qu’un Code qui bouleverse les usages et cabre une large frange de citoyens. Autant l’innovation est indispensable, autant la négation de réalités encore vivaces dans le pays réel peut générer des retombées pernicieuses ». Autrement dit, la recherche de compromis s’expliquerait par le fait que le législateur a visé, pour reprendre une expression de J. Chevallier,  « à localiser les sources potentielles de conflit, à baliser les terrains d’affrontement, à situer les zones de compromis envisageables ; et elle autorise la recherche active d’accords, la négociation de compromis ».

La deuxième observation, c’est que l’adoption des dispositions législatives sous l’influence ou la pression du Haut Conseil Islamique recèle au moins deux inconvénients. D’abord, elle met le droit de la famille sous le boisseau des normes coraniques. Ainsi, la famille devient un véritable sanctuaire, un domaine de prédilection des règles coraniques. Du coup, le législateur fait primer le fait religieux sur la laïcité, le conservatisme sur le progrès, la religion sur le droit, etc.

Le respect de la Constitution, un devoir, une exigence- Ensuite, adopter des dispositions législatives sous la contrainte du Haut Conseil Islamique se traduit par un constat : l’impossible constitutionnalisation du droit de la famille. Or le législateur, en édictant des normes, doit s’assurer qu’elles ne comportent aucune disposition contraire aux principes et règles de valeur constitutionnelle. Dans cette perspective, on doit faire de la Constitution la norme suprême et omniprésente à l’aune de laquelle doit être repensé l’ensemble du système juridique. Or, le « nouveau » Code de la famille regorge en son sein plusieurs dispositions inconstitutionnelles.

A titre d’exemple, on peut soulever l’incompatibilité qui existe d’une part, entre certaines mesures discriminatoires comme la polygamie, l’inégalité successorale entre la fille et le garçon, et d’autre part, l’article 2 de la Constitution malienne qui proclame l’égalité de tous les citoyens sans distinction de race, de sexe, de religion. C’est pourquoi, la victoire obtenue par le Haut Conseil Islamique et l’ « ayatollah » Mahamoud Dicko risque d’être une « victoire à la Pyrrhus », c’est-à-dire sans lendemain. En effet, le texte adopté risque de bien passer à la trappe. D’abord parce que le juge constitutionnel peut, à l’occasion du contrôle de constitutionnalité a priori, censurer toutes les dispositions inconstitutionnelles. Mais ne nous y trompons pas : la saisine de la Cour constitutionnelle n’étant pas obligatoire pour les lois ordinaires, le texte a peu de chances de se voir déférer à la Cour constitutionnelle. Ensuite, et surtout, on peut nullifier, pour reprendre une expression du doyen Vedel, ou rendre inoffensives, c’est-à-dire neutraliser de lege lata (I) ou de lege ferenda (II), les dispositions qui contreviennent aux normes constitutionnelles, et ce même après l’entrée en vigueur du Code de la famille et des personnes, c’est-à-dire après sa promulgation par le Président de la République.

I.    De lege lata

Une double méthode- En l’état actuel du droit positif malien, le juge, notamment judiciaire, peut écarter une disposition législative contraire à la Constitution. Pour y arriver, il peut utiliser deux méthodes : soit en faisant référence aux droits et libertés contenus dans la Constitution, soit en faisant référence aux droits conventionnels. On parlera, dans le premier cas, de l’application par le juge des règles constitutionnelles (A), dans le second cas, de l’application des droits conventionnels à travers le contrôle de conventionnalité (B).

A.    L’application des règles constitutionnelles par le juge

La Constitution, une règle de droit  au sens de l’article 12 du Code de Procédure Civile Commerciale et Sociale du Mali-  Le juge malien, notamment judiciaire, peut écarter l’application d’une disposition de valeur législative, lorsque cette dernière méconnaît les exigences constitutionnelles. Au soutien de cette thèse, on peut s’appuyer sur les articles 12 et 615 du Code de Procédure Civile Commerciale et Sociale du Mali. Le premier dispose que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ». Cet article donne le pouvoir au juge malien, pour reprendre une formule de P. Duez, « d’appliquer et d’interpréter la Constitution comme il a le pouvoir d’appliquer et d’interpréter la loi, parce que la Constitution n’est qu’une variété de la loi ». Autrement dit, la Constitution contient  des règles directement applicables par les juges. Comme l’a remarqué le doyen Vedel, « il est, en un certain sens, impossible à un juge (…) de ne pas être un juge constitutionnel (…) puisque, au nombre des missions du juge, figure celle, inéluctable, de déterminer la règle de droit applicable ; puisque cette mission conduit le juge à trancher toutes sortes de conflits entre des règles de droit (…) pourquoi ne le conduirait-elle pas à arbitrer les conflits, réels ou prétendus, entre la Constitution et les autres règles de droit ? ».

Si l’article 12 du C.P.C.C.S du Mali oblige donc le juge à mettre en œuvre la règle constitutionnelle,  l’article 615, quant à lui, dispose que : « le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour suprême la non-conformité aux règles de droit du jugement qu’il attaque ». De ce fait, on peut voir dans la violation de la Constitution une hypothèse de violation de la loi. Autrement dit, la violation de la Constitution peut constituer un cas d’ouverture à cassation.
L’application des règles constitutionnelles par le juge emporte une conséquence : l’effet direct des dispositions constitutionnelles.

L’effet direct des dispositions constitutionnelles- La question est de savoir si la Constitution bénéficie d’une aptitude générale à s’appliquer dans les rapports juridiques et, en particulier, dans les rapports de droit privé. Autrement dit, une personne serait-elle fondée à se prévaloir d’une disposition constitutionnelle devant une juridiction ? Dans leur très grande majorité, les auteurs estiment que la Constitution a un effet direct dans les rapports privés. Ainsi, les principes d’égalité et de non-discrimination peuvent tenir en échec la discrimination fondée sur le sexe en matière de succession. C’est la solution qu’a retenue la plus Haute juridiction civile du Cameroun notamment dans deux décisions.

C’est ainsi que dans une décision du 11 juin 1963, elle a écarté une coutume qui établissait en matière de succession, une discrimination fondée sur le sexe, au motif que le préambule de la Constitution du 14 mars 1960 avait une fois pour toutes posé le principe de l’égalité des sexes. C’est dans cette même perspective qu’elle a jugé contraire au principe de l’égalité une coutume déniant toute vocation successorale aux filles. De même, le juge peut se fonder sur le principe d’égalité, notamment celui de toutes les filiations, pour faire échec à l’application de la discrimination dont sont victimes les enfants naturels en raison de l’origine de leur naissance.
En définitive, l’application des normes constitutionnelles par le juge peut être un moyen pour écarter les dispositions du Code de la famille et des personnes lorsque celles-ci sont en porte-à-faux avec la Constitution.

Le juge peut aussi appliquer la Constitution de manière indirecte par le mécanisme du contrôle de conventionnalité des lois. Car, du reste, en général, il y a une similitude des règles consacrées au niveau constitutionnel et au niveau conventionnel. En d’autres termes, la norme d’origine conventionnelle et la norme d’origine constitutionnelle peuvent avoir le même champ, le même objet : on peut ainsi parler de superposition de normes.

B. L’application des droits  conventionnels à travers le contrôle de  conventionnalité

Antinomie entre une disposition conventionnelle et une disposition interne- La question que l’on se pose est de savoir si le juge judiciaire ne peut pas écarter une disposition législative contraire à une disposition conventionnelle. L’idée de départ est la présence simultanée, dans l’ordre juridique, de deux règles contraires ou contradictoires : l’une législative, l’autre conventionnelle. Ainsi, bien que le Mali ait signé et ratifié la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la plupart des dispositions du « nouveau » Code de la famille et des personnes sont discriminatoires : inégalité entre le garçon et la fille en matière successorale, exclusion de l’enfant naturel de la succession de son père, etc. D’où la question de savoir comment on peut résoudre la difficulté provoquée par la présence de ces deux normes opposées dans l’ordre juridique malien. La réponse paraît simple, du moins théoriquement. En effet, en cas de conflit entre  une disposition législative et une disposition conventionnelle, la première doit céder face à la seconde.

Le principe de la supériorité du traité par rapport à la loi – Au Mali, la Constitution pose le principe de la supériorité du traité par rapport à la loi. L’analyse de l’article 114 de la Constitution du 25 février 1992 le laisse à penser car il dispose que « les traités et accords régulièrement ratifiés ont dès leur publication une autorité supérieure à celle des lois et des règlements ». On ne peut qu’être frappé par l’identité entre l’article 144 de la Constitution du Mali et l’article 55 de la Constitution française car cet article pose aussi le principe de la supériorité des traités sur les lois. On peut, de ce fait, affirmer que le juge malien peut écarter toute loi contenant une mesure discriminatoire à l’égard de la femme sur le fondement d’une disposition conventionnelle. C’est dans cette perspective que le contrôle de  conventionnalité pourrait être un instrument efficace de neutralisation des dispositions inconventionnelles contenues dans le nouveau Code de la famille et des personnes.

Une fois présentées les ressources dont dispose actuellement le juge malien pour faire barrage à l’application des dispositions inconstitutionnelles contenues dans le « nouveau » Code de la famille et des personnes, on peut examiner maintenant les ressources dont il disposera dans le droit futur, c’est-à-dire  de lege ferenda pour neutraliser les mêmes dispositions.

De lege ferenda

Le contrôle de constitutionnalité a posteriori- L’instauration prochaine en droit malien, en plus d’un contrôle a priori, d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori pourrait constituer un puissant et bel instrument de neutralisation de certaines dispositions inconstitutionnelles contenues dans le Code de la famille et des personnes (B). Mais avant de le démontrer, il n’est pas inutile de présenter d’abord le mécanisme du contrôle de constitutionnalité a posteriori tel qu’il a été envisagé par le rapport Daba Diawara et adopté par la loi constitutionnelle du 2 août 2011 (A).

A.    Le mécanisme

Exception d’inconstitutionnalité ou question préjudicielle de constitutionnalité? Telle peut être la question. L’exception d’inconstitutionnalité suppose que le juge ou le tribunal saisi peut d’emblée apprécier lui-même la constitutionnalité de la loi dont la régularité est contestée devant lui à l’occasion d’un procès ordinaire. Tel est le cas dans le système américain où le juge ou le tribunal saisi peut lui-même apprécier la constitutionnalité de la loi dont la régularité est contestée lors de l’examen d’un litige. Or, le contrôle de constitutionnalité a posteriori prévu dans le rapport D. Diawara et adopté par la loi constitutionnelle du 2 août 2011 ressemble au contrôle de constitutionnalité prévu par l’article 61-1de la Constitution française.

C’est pourquoi l’appellation « exception d’inconstitutionnalité » est inappropriée aussi bien dans le cas du droit malien que dans celui du droit français. En effet, le juge ou le tribunal ne pourra lui-même répondre à la question, c’est-à-dire il ne pourra apprécier lui-même la constitutionnalité de la loi dont la constitutionnalité est mise en cause ; il doit à cet effet transmettre, renvoyer la question de constitutionnalité au juge constitutionnel non sans apprécier le caractère sérieux et non fantaisiste de la question. C’est dans cette perspective, qu’on doit parler plutôt de « question préjudicielle de constitutionnalité » que d’ « exception d’inconstitutionnalité ». Toutefois,  on peut considérer, avec G. Drago, que « le langage courant s’impose parfois au juriste et on peut penser que cette procédure sera qualifiée le plus souvent d’exception d’inconstitutionnalité pour être comprise du plus grand nombre. Au vrai, la chose importe plus que le mot ».

Le périmètre de la question préjudicielle de constitutionnalité- De lege ferenda, un plaideur ne pourrait, selon l’article 88 de la loi constitutionnelle du 2 août 2011, invoquer à l’appui d’une question préjudicielle de constitutionnalité que les droits fondamentaux que garantit la Constitution. Autrement dit, les droits et libertés contenus dans le bloc de constitutionnalité : liberté individuelle, liberté d’aller et de venir, droit à la sûreté, inviolabilité du domicile, droit au respect de la vie privée, droit de propriété, liberté d’entreprendre, liberté contractuelle, liberté d’opinion, liberté syndicale, droit de grève, droit à la santé, égalité, etc.

La procédure de la question préjudicielle de constitutionnalité- Lors d’un procès, si une partie conteste la constitutionnalité de la loi sur laquelle s’appuie la partie adverse, elle pourrait demander à la juridiction saisie de faire constater la conformité de la loi concernée à la Constitution, avant de rendre son jugement, étant entendu que le juge apprécierait du sérieux de la demande pour agir.

Armés de ces précisions, nous voilà en mesure d’apprécier le « nouveau » Code de la famille à l’aune de la question préjudicielle de constitutionnalité.

B.    La question préjudicielle de constitutionnalité et le Code de la famille et des personnes

Une disposition législative non contrôlée- En vertu du principe non bis in idem, la question préjudicielle de constitutionnalité n’est recevable qu’à l’encontre d’une disposition législative non contrôlée par la Cour constitutionnelle. Ainsi en a décidé le rapport Daba Diawara : « Le comité a fait le constat de l’impuissance de la Cour constitutionnelle à garantir les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques dans les cas où ils seraient violés par des lois déjà promulguées dont elle n’avait pas eu l’occasion d’apprécier la conformité à la Constitution. Il a estimé qu’il était indiqué de rechercher à réduire les conséquences de cette situation, notamment le fait qu’un citoyen court le risque de se voir appliqué une loi contraire à la Constitution, par le juge ou même par l’administration ».

Dans cette perspective, le contrôle de constitutionnalité a posteriori, si la réforme venait à être adoptée par le peuple au cours du référendum constitutionnel du 29 avril 2012, pourrait permettre en effet de déférer à la Cour constitutionnelle du Mali un certain nombre de textes dont elle n’avait pas eu l’occasion d’apprécier la conformité à la Constitution. Ainsi, une femme, par exemple, peut contester la plupart des dispositions législatives inégalitaires contenues dans le Code de la famille et des personnes : inégalité successorale entre une fille et un garçon, absence de vocation successorale de la veuve, de l’enfant naturel, etc.

Et les neuf sages du palais du marché de Dibidani, ancien siège de la Cour constitutionnelle du Mali, seront dans l’obligation de déclarer inconstitutionnelles la presque totalité des dispositions du « nouveau » Code de la famille et des personnes. Cette situation emportera deux conséquences majeures : d’une part en cas de déclaration d’inconstitutionnalité, la loi censurée serait écartée pour la solution du litige porté devant le juge, d’autre part, l’administration serait tenue de retirer sa décision et le gouvernement, tenu d’initier la procédure d’abrogation de la loi censurée dans un délai de trois mois suivant le prononcé de la décision de la Cour constitutionnelle. Autrement dit, lorsque la Cour constitutionnelle déclarera contraire à la Constitution la disposition législative litigieuse, elle sera abrogée avec effet erga omnes ; elle n’existera plus, elle sortira de l’ordre juridique malien et ne pourrait plus à l’avenir produire d’effets juridiques.

Ultimes remarques- On peut dire sans risque de se tromper que le juge malien dispose actuellement, de lege lata, et disposera demain, de lege ferenda, des instruments juridiques pour neutraliser les dispositions inégalitaires contenues dans le Code de la famille et des personnes. Il lui suffira de prendre l’exemple sur le juge constitutionnel béninois qui, en déclarant la polygamie contraire au principe d’égalité des sexes, a fait montre d’un courage remarqué et remarquable, d’une bien singulière audace. Et puis on pourrait dire à « l’ayatollah » Mahamoud Dicko : où  est donc votre victoire ?

Une contribution de Dianguina Tounkara, Docteur en droit privé de l’Université Paris Ouest Nanterre- La Défense (France)    diangui@hotmail.fr

DiasporAction.com 30/12/2011