Ibrahim Diallo : Le racisme et la discrimination aux portes du Mali

Le Reporter : Qui sont les Négro-mauritaniens ?

Ibrahima Diallo : Ce sont les descendants des peuples noirs qui vivaient, bien avant l’invasion arabe, sur le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Mauritanie. Ils étaient Peulhs, Soninkés, Wolofs et Bambaras. Parmi eux, certains ont été assujettis. Cet esclavagisme «de fait» perdure, malgré les lois successives qui l’ont aboli. Celle de 1905 à l’époque de l’AOF ; celle de 1960 lorsque la Mauritanie accédait à l’indépendance ; celle de 1981, et surtout celle de 2007 qui le criminalise, le rendant passible de cinq à dix ans de prison, et qui rend punissable de 2 ans de prison l’apologie de l’esclavage. La dernière loi, celle de 2012, en érige la pratique en crime dans la Constitution. Et pourtant, malgré cet arsenal législatif, des milliers de Négro-Mauritaniens sont encore asservis dans ce pays d’à peine 3,5 millions d’habitants. Les autorités actuelles de la République islamique de Mauritanie, s’appuyant sur leur lecture du Coran, justifient la situation en disant que «l’Islam étant la source de la loi mauritanienne, la loi islamique est au-dessus des lois, même la Constitution».

On parle aussi d’arabisation, n’est-ce pas ?
Oui, chez nous, il s’agit de la suprématie arabe sur les populations négro-africaines. Déjà, à l’époque coloniale, un système d’enseignement bilingue, français/arabe, avait été mis en place. Ce qui n’était le cas nulle part ailleurs au Maghreb. Cette politique linguistique, qui ne correspondait en rien aux réalités des populations, n’a jamais cessé jusqu’à aujourd’hui. L’objectif était, et est encore, d’arabiser toutes les populations, dès le premier âge, quelle que soit leur culture. Comme tous mes camarades, j’ai été obligé d’étudier en arabe, alors qu’à la maison, nous parlions nos langues négro-africaines et le français. Depuis la Constitution de 1991, la langue officielle est l’arabe. Aujourd’hui, le français n’a plus aucun statut officiel. Depuis la dernière réforme de l’éducation en 2002, dans les écoles publiques, les matières littéraires sont enseignées en arabe et les matières scientifiques en français. En Mauritanie, l’outil de la discrimination est la langue arabe. Nos communautés noires la subissent depuis que les autorités ont choisi de se rapprocher du monde arabe, en se détachant le plus possible du monde africain, niant ainsi la réalité géographique du pays et la réalité culturelle négro-africaine de plus de 72% des Mauritaniens.

Outre cette question linguistique, comment se manifeste la discrimination au quotidien ?  
Comme je viens de vous le dire, plus de 7 Mauritaniens sur 10 sont noirs. Et pourtant 95 % des membres du gouvernement et de l’administration, 100 % d’hommes affaires, 98 % des officiers supérieurs, et 100% de l’appareil sécuritaire sont des Arabo-Berbères mauritaniens, donc à peau claire. C’est assez révélateur de l’ampleur de la discrimination politico-sociale, basée sur la couleur.  La «sécurisation» de l’état civil est une des dernières manœuvres discriminatoires étatiques. Depuis 2012, tous les Mauritaniens doivent s’enrôler afin de renouveler leurs papiers d’identité. Les documents précédents ont été déclarés caducs. Officiellement, chacun doit fournir les certificats de naissance, de mariage, voire de décès de ses parents et grands-parents. Les Négro-Mauritaniens en général ne peuvent rien fournir de tout ça, donc on leur refuse l’enrôlement. Par contre, un Arabo-Berbère n’aura pas à fournir ces certificats pour s’enrôler. C’est une inégalité de traitement notoire exclusivement basée sur la couleur de la peau. Le mouvement «Touche pas à ma nationalité» se bat contre cette injustice. À l’extérieur, nous subissons également les conséquences de cette «sécurisation» de l’état civil. Pour prolonger la carte de séjour, les autorités de nos pays d’accueil nous demandent le nouveau document mauritanien, ce que nous sommes incapables de fournir. Vous savez, à l’extérieur, on se retrouve vite en situation irrégulière. Et sans titre de séjour, on perd son emploi. C’est un cercle infernal.

Comment peut-on alors expliquer que Mohamed Ould Abdel Aziz, le président de la Mauritanie, ait été élu en janvier 2014, président en exercice de l’Union africaine, malgré cette politique discriminatoire qui rappelle l’Apartheid sud-africain ?

C’était au tour du Maghreb de présider l’UA. Le Maroc s’étant auto-exclu de l’UA, l’Algérie, la Tunisie et la Libye étant empêtrées dans leurs difficultés internes, Aziz était le seul poulain pour ce poste. Il a donc été élu par défaut. Cela lui a octroyé le rôle diplomatique prépondérant qu’il cherchait à obtenir.

Comment se fait-il que la Mauritanie soit toujours visualisée comme un Etat arabe ?
Effectivement, il n’y a que la minorité dirigeante qui est visible. C’est un choix qui remonte au début du XXème siècle. Ceux qui organisaient la colonisation de la Mauritanie, voulaient modifier la composante humaine de son espace colonisé, afin de créer une zone exclusivement arabo-saharienne. Pour ça, la France avait planifié des transports de populations. Les Noirs devaient être «descendus» vers le sud du fleuve Sénégal. Cela n’a pas été réalisé, faute de budget. Le colon a utilisé une autre méthode. Pierre Messmer, qui avait été Gouverneur de Mauritanie et qui, juste avant les indépendances, était Haut Commissaire de la République en Afrique occidentale française, a demandé aux chefferies arabo-berbères mauritaniennes de scolariser massivement tous les enfants, pour éviter qu’ils ne soient ensuite, je le cite, «dirigés par des Noirs».

Quel soutien la lutte des Négro-Mauritaniens reçoit-elle de l’Afrique sub-saharienne?
Il n’est pas négligeable. Il ne faut pas oublier qu’en 1989, des milliers de Négro-Mauritaniens ont été déportés au Sénégal et au Mali. Ils se battent depuis pour récupérer leurs biens qui sont occupés par des Maures installés sur leurs terroirs par l’Etat. Le Sénégal a beaucoup assisté les déportés noirs mauritaniens. Du temps du président ATT, le Mali aussi. Dans la région de Kayes par exemple, plus de 10 000 de ces personnes vivent encore dans des camps de réfugiés, sans aucune assistance institutionnalisée. Ils se sont organisés grâce à l’accueil des populations locales.

Biram Ould Abeid, le président de l’IRA (Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste) était candidat aux élections présidentielles de juin 2014. Comment peut-on expliquer qu’il n’ait obtenu que 9% des votes exprimés, alors que 72% de la population subit la discrimination contre laquelle l’IRA se bat?

L’IRA est un mouvement qui a largement contribué à la prise en compte de l’esclavagisme en Mauritanie. Le pourcentage obtenu par Biram, quoiqu’apparemment faible, est une réelle victoire. Biram est d’ailleurs arrivé en 2ème position. Ces élections ont été massivement boycottées par l’opposition en général, car chacun savait que tout était organisé pour qu’elles se terminent en plébiscite «Saddam Husseinien» pour Aziz. C’est ce qui s’est passé. Vous savez, Biram Ould Abeid est reconnu internationalement. Outre le Prix de la ville de Weimar pour les Droits de l’homme en 2011, il a reçu celui pour la Cause des Droits humains des Nations-unies en 2013, et celui de Echos Of Africa (USA) cette année. Et pourtant, il est dans le collimateur de l’Etat, comme de très nombreux militants. Arrêté en 2011, puis en 2012, il a été à nouveau interpellé début novembre avec plusieurs autres. Cette lutte contre l’esclavagisme en Mauritanie est un combat de longue haleine, car il s’inscrit dans une politique discriminatoire étatique.

Parlez-nous maintenant des Forces de Libération Africaines de Mauritanie (FLAM), dont vous êtes le porte-parole depuis le 2 novembre dernier…

Les FLAM sont une organisation d’obédience panafricaniste qui a été créée en mars 1983 en Mauritanie, pour faire connaître le racisme étatique et donner de l’envergure à la lutte pour les droits des Noirs au pays. Jusqu’à très récemment, les FLAM ont mené beaucoup d’actions concernant la cohabitation inter-ethnique et la violation des droits humains dont souffrent les citoyens négro-mauritaniens. Les mouvements panafricanistes ont parfois accompagné leurs luttes.

Dernièrement, quelques camarades ont changé de cap. Ils ont créé le Front Progressiste pour le Changement (FPC), un parti politique. Ils ont quitté les FLAM qui ont toujours refusé, et refusent encore, de s’inscrire dans le contexte politique actuel de l’Etat mauritanien fait de racisme et de discrimination envers les Noirs. Les FLAM sont donc en reconstruction. Nous sommes en train de reconstruire nos bases partout, à Nouakchott comme dans les régions. Les sections aux USA/Canada, en Europe du Nord en Europe de l’Ouest, et au Sénégal restent très actives dans le respect du cadre dans lequel l’organisation a vu le jour. Notre président, Ba Mamadou Sidi, qui est un des membres fondateurs des FLAM d’ailleurs, demeure en Floride aux USA. Les autres dirigeants de l’organisation vivent en Mauritanie, au Sénégal, et en Europe. Notre projet actuel est de lancer une campagne de sensibilisation élargie, auprès des Etats et des ONG qui se préoccupent des droits humains et de la cohabitation inter-ethnique. Un soutien à l’échelle internationale est nécessaire, sinon, les exactions subies, la déshumanisation, l’avilissement, et le mépris vécus au quotidien par les Noirs en Mauritanie ne pourront, à terme, qu’engendrer une explosion du pays, qui aura une répercussion au-delà de ses frontières. La Communauté internationale doit s’impliquer pour mettre un terme à la politique raciale et discriminatoire de l’Etat Mauritanien.

Je vous laisse conclure, Ibrahima.

Nous lançons un appel fraternel au gouvernement malien et à nos frères maliens pour qu’ils nous accompagnent dans notre combat, car nous avons tous intérêt à ce que les droits des Noirs soient respectés partout, afin que la justice, la paix et la sécurité deviennent enfin une réalité universelle.

Françoise WASSERVOGEL

Source: Le Reporter 2014-11-27 16:32:27