Dakar d’accords en désaccords

La loi du genre veut que les travaux commencent en retard et que tout orateur se confonde en remerciements à l’adresse de la puissance invitante, salue la pertinence et le brio des adresses précédentes puis dépasse son temps de parole. Elle suppose aussi qu’à l’heure de l’échange avec la salle, celle-ci se dispute le micro pour poser des questions qui n’en sont pas

Il n’empêche : lors de cette première journée, il est arrivé que le rituel théâtral décrit ci-dessus soit quelque peu malmené. Jean-Yves Le Drian y aura contribué à sa façon dès la cérémonie d’ouverture. Bien sûr, le ministre français de la Défense a sacrifié aux usages, décrétant que « l’appropriation par les Africains des enjeux de sécurité n’est pas un slogan ou une posture, mais une réalité ». Que les contingents du continent aient, comme ce fut souligné, payé au combat contre l’hydre djihadiste un « lourd tribut », notamment en Somalie et au Mali, soit. Pour le reste…

Cuisant constat d’échec

En creux, le discours du locataire de l’Hôtel de Brienne résonne en effet comme un cuisant constat d’échec. Morceaux choisis : « Il faut faire de la coopération la règle, et non plus l’exception » ; « La gestion nationale des enjeux de sécurité est une illusion » ; « Le Sud libyen, où se ravitaillent, se rééquipent, se ressourcent et s’entraînent les terroristes opérant dans l’aire saharo-sahélienne, en fournit l’exemple le plus dramatique ». Encore un ? Va pour celui-ci : « La menace Boko Haram exige une riposte régionale, concertée, coordonnée ». Comment mieux dire qu’elle ne l’est pas ?

L’ancien maire de Lorient appellera d’ailleurs les quatre pays affectés à des degrés divers par les équipées barbares de la secte islamiste -Nigeria, Cameroun, Tchad et Niger- à créer un « comité de liaison » militaire, auquel des officiers français pourraient prêter leur concours. Il serait temps : c’est fin novembre que devait s’achever le déploiement promis, le long des frontières communes, de 2800 soldats de la région censés épauler les militaires nigérians, pour peu que ces derniers disposent d’un arsenal adéquat et consentent à se battre. Or, il est à peine amorcé.  
La piraterie maritime évoquée

Moins compassés que les assommantes litanies de monologues et de plaidoyers pro domo des sessions plénières, les quatre ateliers thématiques ont eux aussi vu les langues se délier, voire bousculé quelques tabous. Celui consacré à la piraterie maritime n’a éludé ni l’inertie des uns, ni les égoïsmes nationaux de tous, ni les ambiguïtés de l’amirauté nigériane. Un autre, intitulé « Lutte contre le terrorisme et prévention de la radicalisation », donna lieu à une rugueuse passe d’armes entre un universitaire sénégalais et un ancien ministre mauritanien quant à l’impact des largesses octroyées par les pétromonarchies du Golfe sur l’essor de l’islamisme radical. Sous la férule d’un juriste tunisien, le panel « Territoires et Frontières » a détaillé l’itinéraire emprunté par le cannabis made in Morocco et mis en évidence la toxicité du vieux contentieux algéro-marocain sur le Sahara Occidental.

Selon une pieuse légende, l’absence à Dakar de Ramtane Lamamra, le ministre des Affaires étrangères d’Abdelaziz Bouteflika, serait due aux « contraintes d’agenda » d’un invité « prévenu trop tard ». « La bonne blague, ironise une consoeur algérienne. S’il a fait défection, c’est que les Marocains sont venus en nombre. Notre ambassadeur au Sénégal a quant à lui reçu pour instruction de bouder le Forum. »  
Les querelles refont surface

Le même atelier osera aussi dénoncer l’apathie de l’Union africaine, apathie maquillée d’ordinaire sous des sigles abscons. Honneur à la CARIC sur le chemin de la FAA, ce pilier de l’APSA. Traduction ? En mai 2013, l’UA a lancé la Capacité de réaction immédiate aux crises, dispositif transitoire supposé sortir de l’ornière une Force africaine en attente qui se fait attendre depuis une bonne décennie, en dépit de son statut de fer de lance virtuel de l’Architecture de Paix et de la Sécurité en Afrique, qui l’est tout autant.  

Après le théorème des trois « C », le paradoxe de Dakar : ici, tout le monde vous jure que l’ampleur du péril djihadiste commande sinon de solder, du moins de taire les querelles d’un autre âge. Las!, celles-ci refont surface au premier virage. Au demeurant, ce navrant constat vaut tout autant pour les bisbilles récurrentes entre Abuja et Yaoundé, que le fléau Boko Haram attise plus qu’il ne les éteint. Peut-on ramasser ce qui précède en une formule ? Oui : y’a du boulot.  

Par Vincent Hugeux, publié le 16/12/2014 à 10:03, mis à jour à 11:37

L’Express