UEMOA Attention à la fièvre contagieuse du Sukuk

Le Togo vient de succomber à la fièvre des sukuk (souscription de 150 milliards de FCFA en cours jusqu’au 10 août avec une maturité de dix ans et une marge de profit de 6,5%). Le calendrier d’émission de ces obligations islamiques devient très chargé en ce moment au sein des pays de l’UEMOA. Il y a, comme le dénote un gestionnaire de fonds, « comme une odeur de compétition ». Les émissions se suivent et se rassemblent sous le sceau du même arrangeur, la SID (Société de Développement du secteur privé), filiale de la Banque Islamique de Développement et, il faudra bien le souligner, des taux d’intérêt (plutôt, des marges de profit, le terme étant plus conforme à la loi islamique) orientés vers la hausse.
Ainsi, en novembre 2015, la Côte d’Ivoire levait 150 milliards sur 5 ans pour une marge de profit de 5,75%. D’ici 2020, la première économie de l’UEMOA entend lever 300 milliards par le biais de la finance islamique. Le Niger prévoit de mobiliser 150 milliards de FCFA entre 2015 et 2020 sans beaucoup de clarté à ce jour, sur la nature des actifs sous-jacents. Egalement annoncé devant ce guichet halal, le Burkina Faso, en phase de structuration d’une levée de 150 milliards.

Il est probable que ces émissions nombreuses en cours et prévues en ce moment soient très bien souscrites, aussi bien par les particuliers que les investisseurs institutionnels qui les représentent. Ceci qui dénote de la réalité d’une épargne privée abondante en UEMOA.
Le modèle de titrisation utilisé pour ce faire interpelle cependant. Dans le cas du Sénégal par exemple, l’opération se présente en cinq phases :
1- Le Fonds émet 15 millions de parts sukuk d’une valeur nominale de 10 000 FCFA, l’unité pour les investisseurs, et recevra en retour les 150 milliards de francs CFA souscrits.
2- Le Fonds va ensuite utiliser le montant collecté pour acheter l’usufruit des actifs sukuk qui seront mis en location à la République du Sénégal avec une marge de profit de 6 % par an.
3- La République du Sénégal en tant que locataire va payer un loyer semestriel au Fonds.
4- Le Fonds utilisera les revenus provenant des loyers pour effectuer les remboursements périodiques (principal et profit) aux titulaires de sukuk.
5- Au moment du rachat ou à la survenance d’un évènement de dissolution, la République du Sénégal rachètera l’usufruit des actifs de sukuk conformément aux termes du contrat de rachat.

Le schéma proposé combine taux d’intérêt (proscrit par la charia d’où l’usage de l’expression «marge de profit ») et titrisation de loyers d’immeubles détenus par l’Etat et, occupés par l’Etat, donc l’Etat verse un loyer sur des biens dont il est propriétaire et dont il a l’usufruit.
Le mécanisme de titrisation est certes intéressant et séduisant dans la structuration financière. Il s’agit même d’innovation dans les instruments qui sont utilisés par la finance de la sous-région. Mais il reste néanmoins fragile. Mal géré, ce mécanisme porte un risque d’effondrement tel celui d’un château de cartes. Gageons que des garde-fous seront érigés sur le marché secondaire afin que les produits dérivés (les institutionnels internationaux et régionaux, à priori souscripteurs majoritaires des sukuks de l’UEMOA, voudront se protéger contre les risques de non remboursement) ne s’invitent dans l’échafaudage.
La crise des subprimes qui a depuis 2008 mis la finance internationale dans la tourmente est justement née de l’effondrement en chaines de structures de titrisation de créances immobilières et, les loyers des biens mis en garantie sont des créances immobilières futures. Il y a donc lieu de s’interroger dès lors sur les protections mises en place pour la sauvegarde des intérêts des porteurs, notamment, les particuliers. La garantie de l’Etat évoquée est-elle suffisante ? Dans ses indiscrets économiques, notre confrère Jeune Afrique, dans sa livraison 2898 du 21 au 30 juillet 2016 -page 68-, sous entend, dans le cas du 1er sukuk togolais, la recherche par l’état des biens à mettre en garantie, dont, les immeubles d’une banque publique dont nous savons qu’elle fait l’objet depuis quelques années d’une difficile recherche de repreneur.
Dans un scénario ultime de fiction (heureusement improbable aux vues de toutes les perspectives mais c’est déjà arrivé et le risque zéro n’existe pas), supposons que la situation économique d’un ou plusieurs Etats de l’UEMOA conduise à ne plus pouvoir honorer les loyers aux divers fonds communs de titrisation des créances constitués sous le couvert du sukuk. Rappelons à nouveau que la garantie des sukuk ouest-africains est apportée par des loyers sur des immeubles exploités par les états eux-mêmes. Le défaut est possible en cela, que les finances publiques sont par exemple devenues exsangues ou parce-que les immeubles sous-jacents des loyers n’ont pas été entretenus, voir saccagés et donc devenus inoccupés, inexploités, entrainant un possible arrêt de l’acquittement des loyers. Nous avons vu des situations pareilles il n’y a pas si longtemps. Rappelons à nouveau ici que la crise du sub-prime est née de l’incapacité des locataires d’acquitter les loyers qui servaient à rembourser des crédits immobiliers qui ont eux-mêmes été titrisés par les banquiers prêteurs.
La situation ainsi créée équivaudrait à retirer une carte angulaire à la base du château, ce qui constituerait un « sub-prime event » au sein de l’UEMOA et par conséquent la perte des épargnes colossales placées par les particuliers et les institutions qui les représentent. Heureusement que la qualité de la gestion de la chose publique (compagnies aériennes à part) connaît des avancées.
Si les sukuk constituent inévitablement une innovation dont nous nous félicitons, nous ne pouvons rester indifférents aux risques sous-jacents, à l’heure où les économies africaines ralentissent à nouveau. Ces innovations se doivent d’être doublées de gestions saines au rang desquels, pour les bénéficiaires de la levée de ces fonds, une gestion de bon père de famille, d’autant que ces immeubles mis en garantie deviennent de ce fait financés deux fois par les agents économiques ouest-africains, d’une part du fait de l’impôt levé pour les financer et de l’autre du fait de la titrisation.
Source : Financial Afrik