LE SAVOIR DÉRANGE : COMMENT LE MALI DÉCOURAGE SES MEILLEURS

Un webinaire consacré à un thème aussi sensible que tragiquement banal au Mali : « Les défis que rencontrent les chercheurs maliens formés à l’extérieur lorsqu’ils rentrent au bercail » nous enseigne ceci.
Le professeur Guida Landouré, neurologue de renommée internationale, l’un des panelistes, y a délivré un exposé bouleversant et très émouvant. Ses larmes chaudes ont dit l’essentiel : le savoir n’est pas en pénurie au Mali, il y est simplement indésirable.Les « cadres de la diaspora », ces jeunes maliens bardés de diplômes prestigieux, sont accueillis au bercail non pas comme une ressource précieuse, mais comme des intrus. Doctorats ou Ph.D en poche, expériences dans des universités d’élite, rêves de contribution nationale chevillés au corps… tout cela se fracasse, dès l’arrivée, sur le mur de l’absurdité bureaucratique et de l’exclusion systémique.Car au Mali, l’intelligence dérange. Le mérite fait peur. La compétence est suspecte.L’État n’a ni stratégie d’intégration, ni politique d’incitation, ni même une simple reconnaissance symbolique de ces retours. Pire : les diplômes étrangers sont souvent perçus comme une provocation, une insulte implicite à une hiérarchie locale figée, habituée à l’entre-soi et allergique à toute remise en question.Ici, le réseau écrase le savoir. Les postes se négocient entre parents, amis d’enfance, frères de loge ou camarades de beuverie. Le CV le plus impressionnant du monde ne vaut rien face à une lettre de recommandation bien placée. Dans les universités, les jeunes docteurs de Harvard ou de la Sorbonne sont accueillis avec froideur, parfois avec hostilité. Les doyens, souvent accrochés à leurs postes depuis des décennies, y voient des ennemis, pas des collègues.Et dans les ministères, n’en parlons pas. Ces jeunes formés à la bonne gouvernance, aux politiques publiques modernes, à l’éthique professionnelle, se retrouvent face à une machine kafkaïenne fondée sur la rente, la paresse et la corruption de routine.Mais l’obstacle n’est pas qu’administratif. Il est aussi culturel, presque anthropologique. Celui qui a vu le monde, qui parle avec assurance, qui questionne les évidences locales, est immédiatement perçu comme prétentieux. Son regard critique est interprété comme une trahison identitaire. Il devient un « revenant », ni d’ici, ni d’ailleurs. Trop occidental pour être crédible, trop malien pour être protégé.Même les milieux intellectuels, censés être des bastions de rationalité, se crispent. L’excellence y est vécue comme une agression. La compétence y est un miroir trop cru pour ceux qui n’ont jamais voulu se remettre en question.Découragés, humiliés, marginalisés, ils repartent. Vers Paris, Abidjan, Dakar, Rabat, Paris, Washington ou Montréal. Non pas par goût de l’exil, mais par rejet assumé d’un système qui les rejette d’abord. Ils partent en silence, souvent en larmes, le cœur brisé mais la dignité sauve. Et pendant ce temps, le même État qui les a expulsés à bas bruit déplore hypocritement la fuite des cerveaux.Soyons clairs : la fuite des cerveaux est une politique d’État au Mali. Une politique non dite, mais pratiquée avec constance : refuser le mérite, préférer le clientélisme, mépriser la science, sanctuariser l’incompétence.Le paradoxe est abyssal : le Mali forme peu de cadres de haut niveau, mais ceux qui parviennent à se former ailleurs sont découragés de servir. Résultat ? Les meilleurs travaillent pour d’autres pays, d’autres institutions, parfois pour des ONG ou des multinationales étrangères… qui viennent ensuite « aider » ou « piller » le Mali avec l’expertise de ses propres enfants.Ce n’est pas seulement un gâchis. C’est un suicide collectif, méthodique, tranquille. Car un pays sans ses cerveaux est un pays sans boussole. Un pays qui tourne en rond dans ses propres ténèbres, à coups de slogans patriotiques creux, d’autosatisfaction bureaucratique et de réunions stériles.Combien de chercheurs maliens publient aujourd’hui dans les plus grandes revues internationales sans jamais avoir pu poser leur expertise à Bamako ?Combien de médecins, d’ingénieurs, de mathématiciens maliens brillent à l’étranger après avoir été méprisés ici ?Combien de projets novateurs, refusés par nos ministères, ont été financés ailleurs ?Le Mali n’a pas besoin de pitié. Il a besoin d’une révolution culturelle.Il faut construire un système basé sur la compétence, la transparence, la rigueur et l’audace.Cela commence par :1- Une politique nationale de retour des talents avec incitations fiscales, intégration garantie, et reconnaissance institutionnelle ;2- Une réforme des modes de recrutement fondée sur le mérite et non le réseau ;3- Une refondation des universités et des centres de recherche pour accueillir, et non chasser, la pensée critique ;4- Et surtout, un changement de mentalité : accepter que l’intelligence est une richesse, pas une insulte.Tant que ce travail ne sera pas fait, le Mali continuera de se vider de ses meilleurs éléments, et de remplir ses institutions de fidèles médiocres. Il se plaindra d’un mal dont il est lui-même l’architecte. Et il s’enfoncera, non pas par manque de ressources, mais par refus obstiné de la compétence.
Source : Sambou SISSOKO..