La Bataille du Souvenir : le 8 juin 1992 marque le début du premier mandat de la démocratie pluraliste

Le Malien Alpha Oumar Konaré à Bamako, en 1992, année où il devient président. Crédits: François Rojon/AFP

La date du 8 juin est sortie du calendrier républicain à cause du coup d’Etat de 2012. Cette date demeure cependant un élément d’histoire de notre pays. Le 8 juin 1992, après une transition démocratique (qui a commencé le 26 mars 1991 avec le renversement du Général Moussa Traoré), le président de la transition, le Colonel Amadou Toumani Touré remettait le flambeau au premier président élu de l’ère pluraliste, Alpha Oumar Konaré.

Nous publions à cette occasion le discours du premier mandat du Président. L’aîné sans être le plus âgé : « Je ne suis pas un Père de la nation. (…) Je ne suis qu’un fils parmi les fils, appelé à jouer aujourd’hui le rôle d’ainé sans être le plus âgé», a déclaré à la nation le président AOK, il y a 24 ans. Le Républicain publie l’intégralité de ce discours d’investiture du 8 juin 1991.

INVESTITURE DU PREMIER MANDAT A LA PRESIDENCE DE LA REPUBLIQUE DU MALI

Aujourd’hui, grâce à Dieu, au sacrifice de nos martyrs, aux bénédictions de nos anciens dont celles d’un vieux maître d’école et d’une ménagère, le peuple souverain du Mali m’a investi de la lourde mais exaltante mission de conduire les destinées de notre pays. Je suis prêt à assumer ce redoutable honneur.

En ces instants où s’ouvre pour notre peuple une page d’espoir dans son histoire glorieuse, je voudrais saluer et remercier les peuples frères et amis qui nous ont apporté leur aide et leur solidarité, et qui ont permis que ce jour se lève.

Je voudrais m’acquitter dé l’agréable devoir de remercier Leurs Excellences les chefs d’État, les ministres, les envoyés spéciaux, les personnalités étrangères qui nous font l’insigne honneur de venir en ce jour nous témoigner leur fraternité, leur estime et leur solidarité. Le peuple malien saura s’en souvenir.

Ce jour est pour nous une étape dans la longue lutte que, depuis plus d’un demi-siècle, notre peuple mène pour une plus grande maîtrise de son propre devenir, pour plus de bonheur et de prospérité, pour échapper à la sombre spirale de la misère, du désespoir, de l’exclusion, de la fatalité. Ce jour fait écho aux journées sanglantes des mois de janvier et mars 1991, aux grandes journées de meeting et de marche qui les ont précédées, où le mouvement démocratique uni déroulait son humaine revendication dans les rues de nos villes. Il fait écho au combat de l’ombre que beaucoup ont mené pendant vingt-trois ans, durant lesquels certains sont morts. Ce jour est le fruit de douleurs transfigurées. Cela nous crée une obligation de mémoire, mais également une ardente obligation de changement pour que s’améliore la vie du plus grand nombre.

Pour ma part, président élu d’un peuple qui a souffert, qui est depuis plusieurs décennies dans l’attente d’un mieux-être, je veux être celui qui apporte l’espérance, pas un marchand d’illusions, mais celui avec qui on commence à croire que les choses peuvent changer, que les actes vont enfin suivre les paroles.

Je ne suis pas un Père de la nation. Hommage aux Pères de notre nation qui ont contribué à l’éveil de la conscience politique, et qui nous ont conduits à l’indépendance. Je ne suis qu’un fils parmi les fils, appelé à jouer aujourd’hui un rôle d’aîné sans être le plus âgé. J’ai besoin de l’aide de tous, pères, mères, frères et sœurs, fils et filles, puisque rien ne pourra réduire tous ces liens sociaux qui devront fonctionner à côté des responsabilités nouvelles.

Je sais notre peuple capable de grandes choses, pour autant qu’il vive réconcilié avec le tissu de valeurs qui a fait sa trace dans l’histoire. Ce sont le travail et la solidarité une certaine créativité sociale qui nous permettaient de produire des, équilibres actifs entre les perspectives individuelles et les destinées collectives.
Ce sont la dignité, le sens des engagements passés et de la responsabilité. Je veux être l’opérateur de cette réconciliation.

Elle a besoin pour ce faire et je m’y emploierai résolument que se renforcent les institutions démocratiques qui garantiront la participation de tous à l’élaboration de la loi, qu’un État de droit assure ; que cette loi vienne à s’appliquer à tous, et que se forme une active politique d’intégration sociale et nationale.

Une de nos priorités sera d’assurer la paix sociale et de garantir la stabilité. Il est indispensable que l’autorité de l’État soit affirmée, contrôlée et acceptée par tous. Nous veillerons à ce que les lois soient connues de tous et que nul ne soit au-dessus des lois.

Je veillerai scrupuleusement au respect de la Constitution, à la séparation des pouvoirs, à la liberté indispensable des moyens de communication.

Les moyens de cette réconciliation seront aussi : la relance de notre économie rendue possible par la libération et l’appui aux initiatives économiques individuelles et collectives ; la justice et la solidarité qui se doivent dans la répartition des richesses produites ; la lutte contre la corruption et le gaspillage ; la décentralisation des pouvoirs qui formera les cadres vivants de la participation du plus grand nombre aux affaires de la cité ; enfin le souci constant et la réalisation effective de l’intégration africaine. La décision, exprimée dès 1960 par notre peuple, de céder tout ou partie de sa souveraineté à l’Unité africaine, est irréversible.

Ce sont là les termes du contrat que j’ai passé avec le peuple malien pour cinq ans, un contrat d’efforts partagés dans la rigueur et la transparence. Je le voudrais un contrat qui définisse les collaborations nécessaires, les synergies souhaitables, les fertilisations réciproques indispensables au développement harmonieux de notre pays.

Pour l’heure, l’unité de la nation se décide dans l’application heureuse et résolue des dispositions du Pacte national signé le 11 avril. Le Pacte ne peut pas consacrer la victoire d’un groupe sur un autre. Il offre une chance d’approfondissement du processus démocratique. Mes compatriotes des régions du Nord du Mali peuvent croire en mon engagement pour que perdurent et la paix et l’unité. Les moyens en seront le développement, la solidarité et la justice.

L’unité de la nation se décide aussi dans la réconciliation achevée du peuple malien et de son armée. Beaucoup a été fait dans ce sens et beaucoup reste à faire. Aucune démocratie ne saurait être construite avec une armée inquiète, culpabilisée. Je voudrais assurer les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats de toute notre sollicitude. Ensemble nous renforcerons les vertus républicaines de notre armée.

La réconciliation se décide enfin dans une justice indépendante et équitable. La chose jugée y gagnera en crédibilité. La justice a besoin aussi de s’exercer dans un climat de sérénité.

Dans les jours à venir, je nommerai un premier ministre. Ensemble nous procéderons à la formation d’un gouvernement composé d’hommes et de femmes de formations politiques différentes, mais tous décidés à apporter des changements pour l’amélioration des conditions de vie des populations. Cette démarche nous paraît indispensable aujourd’hui pour créer les conditions d’une véritable éducation à la démocratie, qui seule garantira la pérennité de notre expérience.

Le premier ministre aura la tâche de négocier avec les organisations syndicales et scolaires, les organisations professionnelles, tous les autres partenaires sociaux, tous les acteurs du développement de ce pays, les contrats spécifiques d’excellence, de solidarité et de développement qui découlent de celui que les urnes ont adopté.
La concertation sera le maître mot de notre politique. Je ne doute pas que tous les démocrates qui se sont battus pour l’avènement d’une ère nouvelle qui voie l’amélioration des conditions de vie des populations comprennent que le plus grave danger qui puisse menacer le processus démocratique soit d’exiger de l’État ce qu’on sait qu’il n’a pas.

Le gouvernement de la République n’a pas le droit de tricher avec notre peuple en s’engageant sur la voie des promesses faciles qu’il ne pourra pas tenir. Il devra cependant jouer selon les règles de la rigueur, de la bonne gestion, de la transparence, de la solidarité et de la justice.

Nul n’ignore l’héritage catastrophique de l’ancien régime. Nul n’ignore avec quel courage le Comité de transition pour le salut du peuple, dirigé par Amadou Toumani Touré, et le gouvernement, dirigé par Soumana Sacko, se sont attelés à la tâche de redonner vie et santé à notre pays. Qu’ils en soient pour toujours remerciés.
Que soit particulièrement remercié le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré, à qui l’honneur de notre pays et l’honneur de sa parole d’officier ont servi de credo politique et de guide d’action, tout au long des quatorze mois pendant lesquels beaucoup de difficultés ont surgi. Beaucoup de difficultés que son courage militant, son patriotisme ont réussi à affronter et à vaincre.

Vous engagez ainsi les conditions d’une tradition d’alternance, condition sine qua non de toute démocratie. Cette leçon que vous donnez à tous comme cette autre leçon donnée le 4 juin dernier dans cette même salle du Palais de la Culture nous guideront.

Je souhaite pour moi-même qu’au bout du parcours le militant et le croyant n’aient jamais vacillé.
Je vous souhaite une très longue vie et beaucoup de satisfactions à toute votre équipe et à vous-même. Je suis convaincu qu’ensemble nous renforcerons toujours les bases d’un Mali démocratique. Je suis convaincu que demain vous serez un des meilleurs médiateurs pour le pays et un des grands messagers de la nation.

Excellences, mesdames, mesdemoiselles et messieurs,

J’ai convié hier les Maliennes et les Maliens de l’intérieur et de l’extérieur, plus que jamais solidaires, à construire un avenir d’espérance.

J’en appelle aux hommes et aux femmes de notre pays, aux vieux et aux jeunes. Oui, aux jeunes pour toujours défendre les idéaux de mars 1991, et parmi ces idéaux l’acceptation de l’effort, le travail, le respect de l’autre, le respect de l’aîné et des parents.

J’appelle toutes les forces du changement à plus d’union, et à ne se tromper ni de combat, ni d’adversaire. J’en appelle à Almamy Sylla, Amadou Ali Niangado, Baba Akhib Haidara, Demba Diallo, Idrissa Traoré, Mamadou Batrou Diaby, Mountaga Tall, Tiéoulé Mamadou Konaté et à tous les autres responsables politiques, dignes représentants de notre peuple, pour qu’ensemble nous élevions le Mali.

Ce temps d’apprentissage à la démocratie doit être le temps de la tolérance. Notre pays est aujourd’hui secoué de convulsions, cela est normal pour un grand malade, mais cela est encore signe de vie. Le Mali est une grande pirogue. Aucun de ses occupants ne devrait souhaiter qu’elle chavire. « Le Mali peut tanguer mais le Mali ne chavirera pas », dit le légendaire dicton. De grandes difficultés nous assaillent aujourd’hui. Des épreuves plus grandes pourront surgir. Je suis persuadé que nous avons les moyens de les transcender. C’est un immense honneur pour nous que d’être appelés à les affronter. Nous y ferons face avec tout notre peuple mobilisé de façon sereine et déterminée. Personne ne fera le Mali à la place des Maliens.

L’avenir, mes chers compatriotes, est aujourd’hui relancé de plus belle pour le Mali, pour le Mali et l’Afrique. Je l’espère, j’y œuvrerai.

Vive la République
Vive le Mali démocratique dans une Afrique unie!