CRIMEE. « Poutine reconstruit la réalité »

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Vladimir Poutine a signé immédiatement le décret d’annexion de la Crimée alors que la loi qui devait rendre légal en Russie cette annexion n’a même pas encore été votée par la Douma. Pourquoi un tel empressement ?

– Il me semble que ce que veut montrer Vladimir Poutine, c’est qu’il est tout puissant. Il prétend respecter, lui, le droit international tandis que le reste du monde ne respecterait rien, or nous voyons bien que l’Etat russe est dans la transgression : le fait qu’il signe cette annexion sans même attendre le vote du Parlement montre bien qu’il n’a aucunement l’intention de respecter la règle de droit. De ce fait, Vladimir Poutine a un comportement extrêmement difficile à comprendre pour nos gouvernants occidentaux : il ne cesse de parler de respect du droit et dans le même temps il ne cesse d’en violer les règles fondamentales, comme lors de la quasi annexion de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en août 2008. Et, plus important, il a recours à la force comme lors du référendum en Tchétchénie en mars 2003 après deux guerres très meurtrières.

Le président russe a également insisté sur le fait qu’il n’y avait pas de crainte à avoir sur des visées russes de partition ukrainienne. Quel crédit accorder à ce propos ?

– Vladimir Poutine, ces dernières semaines, affirme tout et son contraire, parfois dans un même discours. Il y a des dizaines de mensonges dans l’allocution de ce mardi matin. Mais ce qui est dramatique c’est que dans la Russie aujourd’hui, le régime est devenu tellement répressif qu’il est devenu quasiment impossible pour un député, pour un gouverneur de province, pour un maire, pour un journaliste ou un historien de dire ou d’écrire « le président ment ». Il est devenu impossible de contrer cette machine de propagande qui est en marche depuis des mois.

Le ton de cette allocution était aussi très patriotique, très anti-occidental. Plus qu’auparavant ? Y-a-t-il une accentuation de cette tendance du pouvoir russe ?

– Cela fait des années que c’est comme ça. La grande différence aujourd’hui est qu’il a agi et qu’il refuse d’admettre avoir agi. Il n’y a aucun doute sur le fait que c’est Vladimir Poutine qui a envoyé ces milliers d’hommes en arme sans aucun insigne et pourtant il l’a encore nié ce matin dans son allocution. Il va même plus loin puisqu’il prétend que ce serait des non-russes – Ukrainiens ou Occidentaux –  qui seraient venus faire un coup de force en Crimée ce qui aurait justifier un coup de force russe. Or, tout démontre que ce sont bel et bien les autorités russes qui ont semé le trouble dans une Crimée qui était jusqu’alors parfaitement calme.

Vladimir Poutine tient un double discours : d’une part, il annonce à qui veut l’entendre que la Crimée est russe depuis toujours, que son rattachement à la Russie est naturel ; mais d’autre part, il construit tout un stratagème pour justifier cette annexion en semant le trouble, en envoyant des hommes en armes et en organisant ce référendum. Il faudrait savoir : soit la Crimée est naturellement russe et tout ceci aurait pu attendre car un référendum démocratique aurait pu tout à fait être permis par les autorités ukrainiennes ; soit on organise un référendum à la pointe de la baïonnette et c’est quand même la preuve qu’il y a un problème.

Il est difficile d’analyser un discours qui est une accumulation de mensonges. Vladimir Poutine a quand même affirmé ce matin que les Tatars de Crimée s’étaient prononcés pour le rattachement à la Russie !

Vous en tirez pourtant quelques enseignements…

– Oui. Il faut tout d’abord souligner que nous sommes face à une formidable machine de propagande et que peu de gens ont les moyens de la contrer en Russie même. Et, ensuite, notez que si Poutine a besoin de réunir absolument tout le ban et l’arrière-ban – députés, gouverneurs de province, représentants de la société civile – pour jouer au leader tout puissant, c’est qu’il a besoin de réaffirmer son pouvoir et la justesse de sa stratégie. Il ne faut pas se laisser aveugler par tout ce cérémonial. De nouveau, en Russie, les élites n’ont pas le choix. La critique est très difficile et ces personnes sont otages du système. Poutine a besoin de cérémonial parce qu’au fond il sait que ce qu’il a entrepris est risqué et que les élites économiques en Russie sont véritablement inquiètent de l’isolement de la Russie dans cette position ultranationaliste autoritaire. Les sanctions, la chute du rouble et la marginalisation de l’économie russe sera une très mauvaise nouvelle pour ces chefs d’entreprises et plus largement les classes moyennes en Russie. Et Poutine le sait très bien.

Il semble pourtant que le président russe s’en sorte plutôt bien dans les sondages. Sa popularité est au plus haut.

– Il faut avoir un regard prudent sur les sondages en Russie afin d’éviter de sauter à pieds joints dans la machine de propagande russe. Les instituts de sondages sont sous constante surveillance. Et si, certes, une majorité de la population accorde un soutien à la politique de Vladimir Poutine, il faut absolument souligner que l’accès libre à l’information n’existe pas en Russie. Les Russes sont soumis depuis des semaines à une propagande va-t-en-guerre à la télévision ce qui crée une psychose. Quant aux médias en ligne indépendants, ils subissent depuis deux semaines une pression incroyable. La rédactrice en chef de Lenta.ru a été congédiée la semaine dernière ou gazeta.ru a dû fermer les commentaires et blogs par peur d’être accusé d’extrémisme, accusation qui pourrait lui valoir sa fermeture.

Nous sommes en fait pris de cours devant la puissance de cette machine de propagande de type fasciste. Une machine qui pèse sur la population russe comme elle a pesé, aussi, sur la population de Crimée : n’oublions pas que les médias ukrainiens et tatars ont été coupés dans la région.

Mais, bien sûr, Vladimir Poutine use d’une sorte d’effet miroir, accusant les autres d’être des fascistes citant, même, le nom d’Hitler, alors que c’est lui qui a choisi la manière forte et viole la souveraineté d’un Etat. Poutine reconstruit la réalité dans un système de pouvoir où, de toute façon, il est devenu impossible de le contester sans prendre un risque personnel.

Propos recueillis le 18 mars 2014 par Céline Lussato

– Le Nouvel Observateur 2014-03-18 20:52:59