Seyni Nafo, disert du Sahel

Seyni Nafo

Seyni Nafo est une savonnette. On galère à l’attraper, et au moment de refermer les mains, il a déjà filé. A Bonn, en Allemagne, lors d’une session de négociations climat en juin, on l’avait attendu plusieurs heures. Et à peine l’entretien commencé, il avait été interrompu par un ballet de négociateurs africains. Ensuite, il avait écouté d’une oreille, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur – il terminait la rédaction d’un texte urgent. Rebelote à Paris fin juillet. Cette fois-là, Seyni Nafo ne nous fait patienter que quatre-vingts minutes, avant de débarquer, costard et sourire désarmant, un peu navré mais surtout débordé. A sa décharge, il s’était envolé la nuit-même de Bamako, n’avait «même pas eu le temps de se débarbouiller», et avait «comme d’habitude, commencé la réunion avant la réunion».

La conversation est donc condensée. Et dispersée : pendant l’interview, il écrit des SMS, corrige des rapports, serre des paluches, mais réussit à ne jamais répondre à côté de la plaque. Seyni Nafo, 34 ans, sourcil circonflexe et regard d’ado, est sans doute le plus jeune négociateur de la Convention des Nations unies sur les changements climatiques. Il porte la voix de toute l’Afrique – 54 pays, près d’un milliard d’habitants – dans la négociation pour un accord de réduction des émissions de gaz à effet de serre lors de la COP 21, la prochaine conférence climat qui se tient à Paris en décembre. «Même le nucléaire iranien, c’est facile à côté !» rigole le jeune homme.

Seyni Nafo, quatre frères et sœurs dont un jumeau, est un Malien bien né. Son père, banquier international, a occupé de hautes fonctions, entre autres à la Banque africaine de développement. Il a fait déménager la famille, du Tchad en Arabie Saoudite. «C’est ma chance, ça m’a donné une ouverture sur le monde», dit-il.

A son bambara natal, il ajoute le français de la haute société, peaufiné au lycée Saint-Martin-de-France à Pontoise, un établissement privé dirigé par la Congrégation des oratoriens. «Pas forcément une école d’excellence, mais une école de bourgeois ou d’aristos, évalue-t-il aujourd’hui. Mais ça forge le caractère : c’est un peu militaire.» Le contraste est grand avec les fêtes somptuaires d’un prince saoudien où le jeune Seyni – il parle un peu l’arabe – se rend quand il visite ses parents. «Il y a des banquets qui font des kilomètres de long ! L’élite saoudienne s’éclate comme c’est pas permis.» Son anglais des affaires et son attitude très easygoing, il les tient de ses années d’études de finances à Chicago. Pareil pour ce pragmatisme optimiste, ou l’inverse. L’horizon semble dégagé pour lui, malgré les conflits dans le nord de son pays. Il fait d’ailleurs le lien direct «entre dégradation de l’environnement et des écosystèmes, et montée de la situation insurrectionnelle».

Après un passage au Canada, il rentre au Mali à 27 ans pour «gérer le portefeuille de quelqu’un de fortuné». Au même moment, le ministre de l’Environnement réfléchit à la finance carbone, et à la mise en place d’un standard malien. Seyni Nafo se fend d’une note pour dire tout le mal qu’il en pense. Jeune, anglophone, audacieux, pointu sur les questions financières, pas idéologue : le ministre est séduit. Il l’embarque dans ses valises. Pour sa première COP, Seyni assiste au fiasco de Copenhague, en 2009. Et découvre le monde des négociations, l’ampleur et la multiplicité des enjeux. Il est fasciné.

En quelques années à peine, le jeune Malien gravit les marches de cet étrange théâtre. Porte-parole du groupe Afrique, négociateur du Mali, coprésident de la commission des finances de la Convention, et même négociateur en chef du G77 pour les questions d’atténuation – mais «ça bouffe plus d’énergie de trouver une position commune dans un groupe qui va de l’Inde aux Iles Marshall que de négocier avec l’extérieur». Pour asseoir cette ascension fulgurante, il prendra la tête du groupe Afrique en janvier.

«C’est un animal politique, définit Alix Mazounie, du Réseau Action Climat. Il a une vraie capacité à négocier avec les pays développés et à les pousser à faire plus pour l’Afrique. Tout en cherchant le compromis : il préfère des engagements réalistes plutôt que des chiffres aberrants, travailler avec les institutions existantes que de changer entièrement le système qui est souvent critiquable. Certains le lui reprochent, d’ailleurs.» Seyni Nafo sait parler la langue des Occidentaux. Il raconte ainsi la science de la négociation : «On s’assied et on se regarde droit dans les yeux. On se dit ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Il se trouve que je regarde beaucoup de gens droit dans les yeux.» C’est ce qu’il fera en décembre à Paris, même si la Conférence aboutira, selon lui, «à un accord bateau». Il doit y avoir parfois de quoi baisser les bras face à ce mastodonte onusien, qui semble tourner à vide depuis des années, face à l’urgence climatique. «Il y a des moments où je suis très frustré. Mais comme a dit un jour l’ancienne commissaire européenne pour le climat Connie Hedegaard : « Etre frustré, ça ne réduit pas les émissions de gaz à effet de serre ! »»

Le jeune ex-trader travaille aussi à un ambitieux projet d’énergies renouvelables en Afrique. A l’aise partout, conscient de ses qualités et doté d’un appétit vorace pour les défis, il n’a pas embrassé la négociation climat comme une vocation – il est d’ailleurs contractuel au ministère de l’Environnement. Il ne dit pas combien il gagne, sous-entend juste que c’est beaucoup moins que s’il gérait un hedge fund aux Etats-Unis. D’ailleurs, il y pense : «Peut-être que je retournerai au trading. J’ai plein d’idées, je pourrais casser la baraque.» Son rêve ? «Avoir un labo pour développer des algorithmes, et automatiser la gestion de portefeuille.» Ses loisirs ? «Lire des manuels de théorie de gestion de portefeuille.» Ah quand même : «Quelqu’un m’a mis dans Game of Thrones», dit-il comme un reproche. Il a aussi essayé House of Cards, mais c’est «trop cynique». Seyni Nafo est «amoureux depuis très longtemps» d’une jeune fille touareg. Il est musulman, mais il a grandi «avec [s]a Bible et [s]on Coran». Sa mère était catholique et s’est convertie pour son mariage avec le père de Seyni, issu d’une «grande famille maraboutique». Quand il ne parle pas spiritualité avec sa mère, il aime écouter de la kora, cette sorte de harpe d’Afrique de l’Ouest.

Lui qui passe sa vie en apnée a également besoin qu’on lui rappelle la valeur du temps. Il raconte qu’à Bamako, le soir après dîner, il s’assoit sur le pas de sa porte avec les gardiens du quartier. Ils partagent le thé. Seyni écoute. «Il faut les entendre commenter la politique, l’intervention américaine en Irak, Obama. Ça me permet de sortir de mon monde.» Et ces soirs-là, les gardiens d’immeubles attrapent un peu de l’insaisissable jeune homme.

A quelques semaines de la COP 21 (conférence des Nations unies sur le climat), à Paris, Libération est allé à la rencontre de ces femmes et de ces hommes qui agissent pour l’environnement, en différents points de la planète.

Isabelle Hanne— 13 août 2015 à 17:46

http://www.liberation.fr/ 04/12/2015