MICHEL SIDIBÉ, D’ONUSIDA : « LA DISCRIMINATION EXISTE TOUJOURS »

Michel Sidibe

Paris Match. La COP21 sur les changements climatiques se tient en ce moment à Paris. Pensez-vous que ces négociations peuvent tirer des enseignements de la lutte contre le sida?

Michel Sidibé. Le sida nous a appris une chose : si on veut amener l’action vers les populations, il faut travailler avec la société. Le sida nous a appris à donner la voix aux sans-voix. Je pense qu’on ne pourra pas aller vers une transformation effective si seul le politique est engagé, il faut faire en sorte que les populations adhèrent aux transformations.

Reportage : Sur les traces de la première contamination par le sida

Notre dataviz montre que le nombre d’infections a reculé fortement ces dernières années. Néanmoins, les projections statistiques de l’Onusida prévoient que si rien n’est fait, l’épidémie va retrouver de la vigueur. L’éradication de la maladie est-elle vraiment à portée de main?

Je ne veux pas utiliser le mot «éradication», car elle ne sera pas possible. On a 36 millions de personnes qui vivent avec le VIH, dont pratiquement 15 millions sont sous traitement. Ce qui est possible, en revanche, c’est de mettre fin au sida en tant que problème de santé publique. On ira vers une forme d’élimination progressive. En 1996, quand la France et particulièrement le président Chirac, ont lancé un appel très fort pour mettre les médicaments à la disposition des plus pauvres, personne ne croyait qu’on pouvait mettre toutes ces personnes sous traitement. Depuis, on a doublé tous les cinq ans le nombre de personnes sous traitement. Si on arrive encore à doubler ce nombre d’ici cinq ans, on peut briser la trajectoire de l’épidémie. Et l’on peut éviter 22 millions de décès dûs au sida.

Quelles victoires ont été remportées contre l’épidémie?

On voit des expériences très intéressantes. Il y a cinq ans, nous avons agi pour éliminer la transmission du virus de la mère à l’enfant. On connaît vraiment aujourd’hui une baisse significative des nouvelles infections chez les enfants. Cuba a montré qu’on pouvait éliminer la transmission mère-enfant. Il y a cinq ans, l’Afrique du Sud avait 70 000 enfants infectés, aujourd’hui, c’est moins de 7000. Il y a plus de 85 pays qui ont moins de 50 bébés qui naissent chaque année avec le sida. On peut arriver à une élimination de la transmission.

« IL FAUT COMPTER 31 MILLIARDS DE DOLLARS PAR AN POUR BRISER L’ÉPIDÉMIE »

Le scénario pessimiste sur lequel vous avez travaillé montre qu’en 2030, le nombre d’infections retrouverait son niveau de 2004. Qu’est-ce qui vous fait redouter ce scénario?

Ce scénario se produira si les gens cèdent à la complaisance, qu’il n’y a plus de financement soutenu et qu’on se retrouve à perdre cette fenêtre d’opportunité. Ce serait une catastrophe.

A quel montant évaluez-vous les financements nécessaires pour appliquer le plan de l’Onusida?

Je pense qu’il faut compter 31 milliards de dollars par an. Depuis cinq ans, nous nous sommes battus pour que les gouvernements mobilisent leurs propres ressources pour lutter contre le sida. Et sur les 22 milliards que nous avons mobilisés l’année dernière, plus de 53% des ressources venaient des pays eux-mêmes. L’Afrique du Sud met approximativement 2 milliards de dollars dans la lutte contre l’épidémie. Je vois aussi des signes très positifs en France, avec une approche très progressiste du gouvernement et du ministère de la Santé, qui a décidé d’aller vers l’auto-test du VIH et vient de lancer une prévention par le traitement Truvada. Il y a encore 6000 nouvelles infections chaque année en France.

Justement, quel rôle peut jouer le traitement préventif Truvada dans la stratégie globale contre le sida?

Le Truvada doit être utilisé partout dans le monde, en faisant un ciblage très systématique. Il faut aller vers les populations à risques. En Afrique du Sud, le virus atteint jusqu’à 70% de prévalence chez les travailleuses du sexe. Certaines d’entre elles peuvent avoir 30 relations sexuelles par jour. Si vous ne leur donnez pas la possibilité d’avoir une forme de protection, vous ne stopperez pas l’épidémie. J’en parlais récemment avec le président Jacob Zuma : il y a 2300 jeunes filles qui sont infectées chaque semaine en Afrique du Sud. Dans certaines circonstances, ces jeunes filles sont prises en otage par leur statut social, par le viol, par les violences. Cela fait partie des situations extrêmes qui pourraient être la cible de ce genre de programme.

En septembre dernier, une polémique a éclaté après qu’un laboratoire a fait grimper de 5000% les prix d’un traitement utilisé contre les co-infections du sida. Estimez-vous que les laboratoires pharmaceutiques jouent le jeu?

Il est très important de continuer à travailler avec les laboratoires. La recherche et le développement sont indispensables. C’est en travaillant avec les laboratoires que le prix du traitement est passé de 15 000 dollars par personne et par an à 80-100 dollars par personne et par an. Nous devons faire en sorte que les nouvelles molécules puissent voir leurs prix réduits, afin qu’on les mette à la disposition des populations. Et il ne faut pas oublier que la santé n’est pas un coût, mais un investissement. Regardez ce qui s’est passé avec Ebola : une seule personne contaminée, pas de médicaments et une économie entière comme la Sierra Leone passe de 12% de croissance par an à une croissance pratiquement négative après neuf mois d’épidémie.

« L’IRAN POSSÈDE L’UN DES MEILLEURS PROGRAMMES AU MONDE DANS SES PRISONS »

L’Onusida vise une politique «zéro discrimination». En quoi la stigmatisation continue-t-elle de poser problème?

On sait que si, aujourd’hui, 19 millions de personnes ne connaissent pas leur statut sérologique, c’est parce que la discrimination, la stigmatisation, l’exclusion, les préjugés continuent à exister, en dépit des progrès en termes de traitements. Quand ces populations se cachent, on a beaucoup plus de problèmes à résoudre l’épidémie. C’est le cas en Europe de l’Est et en Asie centrale, où l’épidémie connaît une des flambées les plus rapides. Les personnes qui s’injectent de la drogue sont considérées comme des criminels, elles doivent se cacher. C’est aussi à cause de l’absence d’éducation sexuelle ouverte dans les pays du Maghreb ou dans les pays du Golfe que l’on voit une augmentation du nombre de nouvelles infections.

Nous avons constaté que certains pays ne livrent pas de données sur le sida, dont l’Arabie saoudite. Est-ce un axe de travail pour l’Onusida?

On a fait beaucoup de progrès en termes d’information. Il y a quelques années, seule une vingtaine de pays communiquait. Aujourd’hui, il y en a au moins 184. L’Arabie saoudite a toujours considéré qu’il n’y avait pas de raisons de s’intéresser au sida : elle prétend qu’il n’y a pas de rapports sexuels prémaritaux, qu’il n’y a pas d’homosexuels. Mais il y a des transformations, car la Ligue arabe a une stratégie de lutte contre le sida. Ils ont fait passer une convention contre la discrimination, qui devrait être ratifiée par les pays. Djibouti est parmi les premiers pays à l’avoir fait.

Il y a un débat qui se crée, il y a du mouvement au Maroc, en Algérie, avec un travail sur les populations-clés : les gens qui s’injectent de la drogues ou les travailleurs du sexe. Il faut savoir que l’un des meilleurs programmes au monde de réduction des risques chez les toxicomanes dans les prisons est en Iran. C’est très surprenant, mais c’est vrai. Ils sont passés de 100 bénéficiaires de ce programme à plus de 25 000 aujourd’hui, qui reçoivent des seringues, de la méthadone. Il y a même une distribution de préservatifs. Aujourd’hui, la lutte contre le sida peut être sur-mesure et c’est extraordinaire.

http://www.parismatch.com/ 07/12/2015