L’armée égyptienne, soutenue par la rue, dépose le président Mohamed Morsi.

Bien que les manifestations monstres organisées par le réseau Tamarrud (« rébellion ») établissent que l’ordre de destitution du président, prononcé par le ministre de la défense, le général Abdel Fattah Al-Sissi, recueille un large assentiment, la mise en place de mesures anti-Frères musulmans paraît peu compatible avec la relance de l’idéal révolutionnaire, promise par les ex-opposants.

« Le 30 juin, j’étais sur un petit nuage, parce que le nombre de manifestants était homérique et que le peuple réaffirmait son rejet de l’autoritarisme de Morsi, déclare Héba Morayef, la responsable du bureau de Human Rights Watch au Caire. Cela manifestait une vraie sophistication politique, un vrai courage, c’était historique. Mais je ne veux pas que Morsi finisse en résidence surveillée et que d’autres responsables des Frères soient emprisonnés. Pour moi, ce serait la preuve ultime que nous sommes revenus à la période d’avant 2011 « , antérieure à la chute de Moubarak.

L’intervention de l’armée a soulevé des inquiétudes à l’étranger. Le président américain Barack Obama a appelé l’armée égyptienne à rendre le pouvoir sans délai à « un gouvernement civil, élu démocratiquement », tandis que l’Union européenne a réclamé une nouvelle présidentielle « rapidement ». Paris a « pris acte » de la tenue de futures élections et appelé à maintenir « la paix civile ».

C’est à 21 h 30 que le général Al-Sissi est apparu à la télévision, avec béret noir, médailles et épaulettes. Attendue depuis la fin de l’ultimatum de l’armée, fixée à 17 heures, son allocution a suscité une explosion de joie sur l’inévitable place Tahrir, le réacteur nucléaire de ce nouveau soulèvement que personne n’a vu venir. Pétards, klaxons, feux d’artifices, sifflets, tambours, hurlements, rigolades : la bande-son du départ de Mohamed Morsi est une cacophonie hilare, un pot-pourri libérateur.

« C’EST UN NOUVEAU DÉBUT, UN RECOMMENCEMENT »

Le haut gradé parle sous le regard d’un trio inédit, qui donne une caution civile et religieuse à l’éviction du chef de l’Etat : Mohamed ElBaradei, l’ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique, une figure de l’opposition, promue représentant des manifestants ; Ahmed Tayyeb, le grand imam d’Al-Azhar, la plus prestigieuse institution de l’islam sunnite ; et Tawadros II, le patriarche de l’église copte. La « feuille de route » imposée par les militaires prévoit l’annulation de la Constitution que M. Morsi avait fait ratifier par référendum en décembre.

Un comité en amendera les articles les plus contestés en attendant qu’un autre texte soit promulgué. Les rênes de l’Etat seront confiées au président de la Cour constitutionnelle, Adly Mansour, qui devait prêter serment jeudi, jusqu’à la tenue d’une élection présidentielle qui sera suivie de législatives. Un gouvernement d’union nationale composé de technocrates sera formé pour gérer cette période intérimaire, dont la durée n’a pas été précisée. Les consultations en vue de la formation de cette équipe ont déjà débuté.

Comme la plupart des Cairotes, Esra Ahmed, une comptable de 35 ans, en chemisier de lin blanc, n’a pas écouté tous ces détails. Mercredi soir, elle cavalait déjà sur le pont Kasr Al-Nil, en direction de Tahrir, une main dans celle de son mari et l’autre dans celle de sa meilleure amie. « C’est un nouveau début, un recommencement, on va corriger tout ce qui a été raté après la chute de Moubarak, s’enthousiasme-t-elle, en zigzagant entre les roulottes de patates douces et les étals de fanions rouge-blanc-noir, les couleurs de l’Egypte. Le peuple a repris le pouvoir, on va reconstruire le pays tous ensemble et on fera une place aux Frères musulmans, qui sont une composante de notre société. »

INTERDICTION DE QUITTER LE PAYS

Le discours d’Al-Sissi ignore pourtant superbement la confrérie. Le ministre de la défense a balayé la « légitimité » dont se réclamait le président en déclarant qu’il n’avait « pas répondu aux attentes du peuple égyptien « . « Les forces armées resteront toujours en dehors de la politique », assure le général, au moment où les forces de police se lancent, loin des caméras de télévisions braquées sur lui, dans un gigantesque coup de filet anti-Frères.

Selon des sources sécuritaires égyptiennes, le chef du Parti de la justice et de la liberté, branche politique des Frères musulmans, Saad al-Katatni, et l’adjoint du Guide suprême de la confrérie, Rached Bayoumi, ont été arrêtés. En fin de journée, le journal gouvernemental Al-Ahram faisait état de 300 mandats d’arrêt lancés contre des membres du mouvement islamiste. M. Morsi et plusieurs dirigeants de la confrérie, dont le Guide suprême Mohammed Badie, et son adjoint, Khaïrat al-Chater, s’étaient vus auparavant signifier l’interdiction de quitter le pays.

Quelques minutes après le discours du général Al-Sissi, plusieurs chaînes de télévision islamistes, dont Egypt25, le canal des Frères, ont cessé d’émettre et le siège d’Al-Jazeera Mubasher, dans la ville nouvelle du 6 octobre, en banlieue du Caire, a été fermé par la police. « L’histoire retiendra que la première décision du coup d’Etat militaire auquel participent les avocats de la démocratie a été de fermer toutes les chaînes d’opposition », a persiflé un cadre du mouvement sur Twitter.

14 MORTS ET DES CENTAINES DE BLESSÉS À ALEXANDRIE

Aucun incident majeur n’a été signalé dans la nuit dans la capitale égyptienne. De violents affrontements ont fait en revanche 14 morts et des centaines de blessés à Alexandrie, la deuxième ville du pays, à Marsa Matrouh, sur la côte méditerranéenne, et à Minya, dans la vallée du Nil. Recensant 47 morts depuis le 26 juin, date du début des manifestations, le ministère de l’intérieur a averti qu’il répondrait « fermement » en cas de troubles. Des véhicules de transport de troupes ont pris position sur les voies menant à l’université du Caire et à la mosquée Rabaa Adawiya, les deux sites de rassemblement des pro-Morsi.

« Le discours d’Al-Sissi est un coup de force, accuse Abdelhamid Hussein, un étudiant en médecine, rencontré en lisière du campus de l’université. Quand on se dit démocrate, la seule manière de se défaire d’un président élu, c’est de le battre à la régulière dans une élection. » « Ce n’est pas un coup d’Etat car c’est le peuple qui a appelé l’armée à intervenir, riposte Ahmed Abbas, un fonctionnaire du ministère de la jeunesse et des sports, présent sur Tahrir. L’armée ne fait que mettre en œuvre la volonté du peuple. »

Et Mohamed Morsi ? Selon l’Agence France-Presse, il a été transféré jeudi à l’aube dans le bâtiment du ministère de la défense, tandis que ses conseillers, avec lesquels il ne peut plus communiquer, sont détenus dans un camp militaire. Dans un enregistrement vidéo, l’éphémère président s’est présenté comme « le président élu d’Egypte », insistant sur sa détermination à lutter pacifiquement pour le rétablissement de ses droits.

Le Monde 09:45:04 2013-07-04