Joseph Brunet-Jailly, Consultant et enseignant en Sciences Po à Paris « Il faut oublier Alger, et … enfin en venir aux choses sérieuses »

 

Oublier Alger

Cette étape est extrêmement délicate, mais absolument nécessaire. La médiation dont Alger a été le chef d’orchestre a demandé beaucoup d’efforts, mais elle aboutit à un résultat sans intérêt. Le Mali a été sensible à la pression des institutions internationales qui parrainaient Alger parce que tous les Maliens espéraient sincèrement, mais peut-être un peu naïvement, que l’accord d’Alger garantirait un retour à la paix. Or il n’en est rien, c’est désormais une certitude, et pour plusieurs raisons :

• d’un côté, le choix des mouvements invités à Alger à laissé de côté les plus puissants, les plus dangereux, ceux qui ont manipulé le MNLA depuis qu’il a lancé son offensive de janvier 2012 ; ces mouvements ont su non seulement mettre leurs forces à l’abri de Serval puis de Barkhane, mais encore peser sur l’attitude des groupes qui négociaient à Alger ; il est plus que probable en effet que, au-delà du soutien du Maroc (qui ne fait ici, hélas, que s’opposer à l’Algérie pour des raisons qui font fi des dangers qui menacent l’Afrique du Nord autant que le Sahel, on y reviendra), la CMA refuse designer parce que l’incontournable Iyad Ag Ghaly le lui déconseille nettement.

• d’un autre côté, la longueur des négociations et les divergences apparues entre les négociateurs, d’une part, entre les négociateurs et leurs bases d’autre part, ont abouti à la multiplication des groupes armés : dans le camp gouvernemental, les milices sont réapparues, dans le camp des groupes armés des scissions se sont produites et certains chefs ont constitué des groupes nouveaux et s’emploient à contrôler pour leur propre compte des territoires ou des routes.

• par ailleurs, comme le Mali a été inondé d’armes légères, les bandits de grands chemins et les trafiquants en tous genres ont les moyens de faire régner l’insécurité, ou de punir tous ceux –personnalités, villages entiers– qui leur auront refusé un service ; de même, tous les jeunes qui se sont engagés dans les groupes armés et qui ne trouveront pas une reconversion à leur goût, alors qu’ils savent manier un fusil, pourront de mettre à travailler pour leur propre compte.

Plus grave encore, rien ne permet d’affirmer que l’accord d’Alger est accepté par la population, que ce soit au Nord ou au Sud. En donnant l’exclusivité dans la négociation à ceux qui ont pris les armes, Alger n’a pas entendu la population civile, qui au Nord comme au Sud est évidemment victime de la situation présente, et qui peut donc souhaiter la paix au plus vite sans en examiner les conditions, mais qui sera nécessairement l’acteur essentiel d’un nouveau vivre ensemble si la paix doit être un jour rétablie. Et d’ailleurs, comme les populations n’ont été consultées ni au Nord ni au Sud, on ne voit pas comment la médiation peut « se félicite[r] de ce que l’Accord paraphé ait été accueilli favorablement par la grande majorité des Maliens ». La médiation pratiquerait-elle la méthode Coué ?

Enfin, on l’a déjà indiqué dans un précédent article, l’accord d’Alger n’aborde pas les problèmes de fond qui ont provoqué une crise à répétition au Nord du Mali et l’effondrement de l’Etat lors de la dernière rébellion. Et, sur les problèmes qu’il aborde, l’International Crisis Group avertissait dès le mois de novembre que cet accord « repose pour l’essentiel sur des réponses qui ont déjà montré de sérieuses limites ». Les modalités de la médiation, elles-mêmes, font que l’accord ne résulte pas de discussions franches, face à face, de citoyens maliens liés par l’accord de Ouagadougou et par d’autres solidarités qui les poussent à vouloir, malgré le drame de 2012, vivre encore ensemble. La médiation s’est substituée aux parties, pour écrire un texte satisfaisant les attentes des institutions internationales et préparant l’octroi de financements par lesquels la paix pourrait être achetée sans avoir à être construite. Rançon de la médiatisation ? Peut-être, mais le résultat est là : nul.

Il faut donc oublier Alger : c’est là une étape très délicate –il faut admettre un échec–, mais désormais absolument indispensable sur la voie du rétablissement de la paix au Mali. Les diplomates trouveront les termes qui permettront de remercier les nombreux médiateurs et parrains de ces négociations, et qui mettront un peu de baume sur les déceptions que cet échec ne manquera pas de provoquer. Mais il faut oublier Alger, et penser à tout autre chose : choisir une bonne méthode de discussion, répartir les rôles et enfin en venir aux choses sérieuses.

Une bonne méthode de discussion

A la place de contacts entre des médiateurs trop nombreux, aux intérêts divergents, travaillant sous la pression d’institutions nationales ou internationales qui attendent des succès rapides pour s’en glorifier, le temps de passer à autre chose, et dans une atmosphère encombrée à la fois par de multiples interventions de couloir de la part de mandataires divers et variés représentant des intérêts étrangers, et par une pression médiatique inédite, la bonne méthode de discussion serait celle qui réunirait des délégations soigneusement choisies,  indubitablement représentatives des citoyens du Mali, pas trop nombreuses pour autant, et disposées à discuter face-à-face de propositions concrètes en faveur du vivre ensemble au Mali.

Cette étape n’est pas aussi facile qu’on pourrait croire au premier abord. Pas tant parce que des haines irrépressibles se seraient installées entre ceux qui ont pris les armes et ceux qui représenteraient les victimes et l’ensemble de la population du Mali, mais parce que la composition de cette assemblée sera inéluctablement, en soi, l’objet d’une négociation. Malgré les élections législatives, l’Assemblée nationale ne représente pas la population du Mali : elle découvre tout juste après trente ans que l’unanimité derrière le gouvernement n’est pas la seule attitude possible ; elle s’est montrée capable de voter un nouveau code de la famille que le Président de la République n’a pas pu promulguer; elle s’est montrée capable de voter des amnisties clairement inconstitutionnelles; les députés n’ont pas encore appris à consulter les électeurs sur des éléments de programme politique ; eux-mêmes sont désignés par les états-majors nationaux avant que leurs campagnes électorales ne soient financées par ces derniers. D’un autre côté, il est évident pour tous les observateurs que le gouvernement du Mali lui-même n’a pas de stratégie claire en matière de retour à la paix.

La défaillance de l’Assemblée nationale, liée à la stérilité du jeu des partis politiques, explique largement l’effondrement du pouvoir législatif après mars 2012, et la défiance qui s’est exprimée de façon non dissimulée à partir de ce moment à l’égard du personnel politique dans son ensemble. Et de fait, dans l’expression des opinions diverses de la population, les partis et leurs élus sont remplacés depuis des années par une société civile effervescente, aux formes extrêmement variées, aux contours sans cesse changeants, dont on ne sait guère quelles responsabilités elle peut supporter. Mais c’est là sans doute qu’on retrouve quelque engagement et quelque militantisme : là sans doute qu’il faut chercher le sentiment populaire sur le vivre ensemble.

Il est question, dans l’accord d’Alger, d’une conférence d’entente nationale, « en vue de permettre un débat approfondi entre les composantes de la Nation malienne sur les causes profondes du conflit. » (art. 5) C’est le point important, sans doute le seul. C’est à cela qu’il faut se consacrer maintenant, en y associant effectivement toutes « les composantes de la Nation malienne » et pas seulement ses fils qui ont pris les armes contre elle. A vrai dire, la signature de l’accord ne sera pas une étape vaine si elle autorise l’organisation d’une conférence d’entente nationale ainsi élargie.

Adopter cette méthode, ce serait en terminer, enfin, avec le recours à des étrangers pour régler des problèmes internes : n’a-t-on pas fait suffisamment l’expérience des limites d’une médiation confiée au Burkina Faso, puis à l’Algérie, avec des recours répétés à la Mauritanie, et le concours obligé de tout un ensemble d’institutions africaines ou internationales dont on n’attend, en fait, que de bonnes paroles ou des subsides ? Mais pour se libérer de toutes ces fées, qui ne sont pas toutes bienveillantes, il faut identifier au Mali la personne ou le petit groupe de personnes qui bénéficieraient d’une autorité suffisante pour que les parties au conflit leur fassent confiance même –et surtout– dans les moments difficiles. Personnalité politique ? Personnalité religieuse ? Personnalité de la société civile ? Personnalité académique ? Qui aura le courage de prendre une initiative, la seule capable de rompre avec l’impasse politique dans laquelle le Mali est enfermé, en proposant de lancer un processus de discussion sérieuse entre Maliens pour le retour à la paix, et se montrant prêt à se consacrer à cette tâche ?

Il faut espérer que les partenaires du Mali se rendront à l’évidence : l’affaire a été mal engagée, il faut la reprendre sur de nouvelles bases. Mais l’affaire concerne certainement, à brève échéance, tout le Sahel, et l’Europe n’a pas intérêt à laisser s’installer la guerre civile ou le djihad si près de son flanc sud.

Oseph Brunet Jailly