Djamilla Toure, amplifier les voix des femmes de la diaspora africaine

Djamilla Toure © Léopold Picot/RFI

Originaire de Côte d’Ivoire, son adolescence passée au Maroc et sa vie professionnelle au Canada, Djamilla Toure sait ce que c’est que d’être une femme noire dans le monde. Témoin et victime des discriminations, elle a fait de son expérience une force en fondant l’organisme Sayaspora : une structure qui promeut les voix des femmes issues de la diaspora africaine.

De notre correspondant à Montréal,

Le rendez-vous est fixé dans un café très chic du centre des affaires de Montréal, au Canada. Retardée par des travaux sur la route, Djamilla Toure envoie quatre mails pour s’excuser et préciser son avancée. La jeune femme arrive, essoufflée, et commence l’échange sans même prendre un café. Elle n’a que 25 ans, mais elle est déjà à la tête d’une structure ambitieuse dont l’une des initiatives est soutenue par le gouvernement fédéral canadien : Sayaspora, un site internet qui amplifie les voix des femmes de la diaspora africaine basées au Canada.

Les discriminations en tant que femme noire, Djamilla les a vécues très tôt. Née à Abidjan, elle quitte la Côte d’Ivoire à sept ans lors de la crise politico-militaire, qui commence en 2002. Sa famille part au Maroc. « Avant de partir, je pensais que j’allais dans le pays de Shéhérazade. C’était stéréotypé, et je suis tombée de haut. C’est comme si on m’avait enlevé du tapis volant d’Aladin en me disant : « Redescends, la réalité va te frapper et tu vas découvrir ce que c’est que d’être une jeune femme noire dans le monde » », se souvient-elle, digne.

Les insultes qu’elle subit régulièrement pour sa couleur de peau lui rappellent vite d’où elle vient. Surtout, elle peine à trouver sa place. « Quand je repartais en vacances en Côte d’Ivoire, on m’appelait la Marocaine, quand j’étais au Maroc, on m’appelait l’Ivoirienne et quand j’allais en France, on m’appelait l’Africaine », raconte Djamilla, amère.

Une idée naïve
La jeune femme ne se plaint pas non plus, consciente d’être plutôt bien lotie : « Mon beau-père travaillait au Maroc avec la Banque Africaine de Développement (…). On nous appelait la jeunesse dorée de Casablanca, même si je me sentais souvent en décalage avec les autres. » Au Maroc, elle se met à la danse et au théâtre. Cette dernière activité lui permet de vaincre un bégaiement qui ne s’entend plus du tout aujourd’hui.

Après un baccalauréat en économie et social, elle ne veut pas aller en France comme ses camarades, car elle sait qu’être noire y sera aussi difficile qu’au Maroc. En revanche, sa meilleure amie lui parle du Canada comme un eldorado. Djamilla temporise : « Il y a du racisme systémique au Canada aussi, mais il est bien moins frontal que dans d’autres pays ».

En 2014, l’étudiante de 17 ans arrive à l’Université du Québec de Montréal, « l’école du peuple, qui te pousse à penser différemment », pour un bachelor en relations internationales et droit international. Elle découvre les diasporas africaines, qu’elle ne côtoyait pas autant au Maroc, et devient la présidente de l’association des étudiants africains. Djamilla déconstruit alors une idée qu’elle qualifie de naïve : « toute personne noire, n’a pas forcément les mêmes valeurs que moi, n’a pas forcément les mêmes envies que moi. » Elle développe ainsi son engagement féministe et découvre d’autres réalités sociales que la sienne.

En 2014, elle décompose, sur une feuille de sa chambre étudiante, « diaspora », en « dit/aspora » puis transforme le mot en « say/aspora » pour rappeler le bilinguisme canadien. Djamilla contacte cinq femmes ayant des racines avec le continent africain basées au Canada, pour créer le blog Sayaspora, un refuge inspirant pour les femmes des diasporas issues de minorités. Des articles, des vidéos et des podcasts retracent la vie de femmes immigrées, débattent sur l’image des femmesafricaines. Des soirées dansantes et des expositions, aussi, jusqu’en 2020, précise la jeune femme, pour intégrer les cultures africaines à l’identité de Montréal.

Être Africaine dans le monde du travail
Djamilla découvre l’entrée dans le monde professionnel en 2018. Deux ans plus tard, en discutant avec une amie, Fabiola, elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule à subir des discriminations en postulant pour des emplois. « J’aurais aimé savoir que l’on a le droit de négocier notre salaire en arrivant, même si on a l’impression que nous donner un travail est déjà une faveur. J’aurais aimé qu’on me dise que j’allais faire face à des microagressions, comme des remarques sur mes cheveux », regrette l’entrepreneuse.

Elle décide donc d’ajouter une mission à Sayaspora : « Construis ton ascension », un projet soutenu par le gouvernement fédéral canadien. Lancé en septembre 2022, 150 participantes ont déjà assisté à des ateliers en ligne, pour apprendre à s’insérer dans le monde professionnel malgré les discriminations.

Entrepreneuse déterminée
Aujourd’hui, Sayaspora est une occupation à plein temps pour Djamilla. Elle espère, avec son équipe de bénévoles, consolider son média. Sous quelle forme, elle ne sait pas : avec de l’image, sans doute, mais sans abandonner non plus les articles qu’elle affectionne. Cette volonté d’évoluer tout le temps, cette résilience, la jeune entrepreneuse la doit aux femmes de sa famille : « Ma mère, ma grand-mère et ma tante étaient des femmes fières, qui avaient conscience que le monde était dur, et qui m’ont beaucoup endurcie et préparée. »

Dans la lignée de ces femmes qui l’ont inspirée, elle aimerait agir directement sur le continent africain. Étudiante, Djamilla travaillait sur la condition des femmes en Afrique de l’Ouest : « Dans certains pays, les femmes, qui sont pourtant celles qui travaillent le plus la terre, ont moins accès à la propriété foncière que les hommes, pour des raisons culturelles, religieux, économiques. ». Une situation qui la révolte profondément : elle sait qu’un jour, elle travaillera dans une structure qui lutte contre ces inégalités.

Léopold Picot
Source: msn.com