Spécial 26 Mars : Pr Issa N’Diaye : « L’AVÈNEMENT DE LA DÉMOCRATIE N’A PAS CHANGÉ LA NATURE DE L’ÉTAT »

25 ans après, il est normal de s’interroger sur l’héritage d’un évènement que certains continuent à présenter comme une révolution, un tournant dans l’histoire moderne du Mali. L’est-il vraiment au regard du bilan de l’ère démocratique dont on vante si bien les bienfaits ? D’abord, il convient de garder en mémoire que la population malienne est essentiellement jeune aussi bien en milieu urbain que rural. Bon nombre de Maliennes et de Maliens d’aujourd’hui n’ont pas vécu le 26 Mars. La plupart des acteurs et témoins de l’événement sont en passe de sortir de la scène de l’histoire. Et leur image est fortement dégradée par les exemples négatifs laissés en héritage. Le 26 Mars avait créé l’espoir d’un avenir meilleur pour le pays. Aujourd’hui, le constat amer d’un horizon sans perspective semble être largement partagé surtout au niveau de la jeunesse. Qu’avons-nous fait du 26 Mars 1991 ? Qu’avons-nous fait de l’appareil d’Etat arraché, il est vrai, de haute lutte ? L’avons-nous changé ou nous sommes-nous contentés simplement de nous glisser à l’intérieur ? Le second terme de l’alternative semble être la bonne réponse. Dans ces conditions faut-il parler d’une révolution ? Scientifiquement, la réponse est évidemment non. Nous n’avons pas changé la nature de l’Etat, resté fondamentalement le même.

Seuls certains tenants du système ont changé. L’Etat lui-même est resté fondamentalement le même. Avons-nous changé les structures politiques de l’ancien système ? En apparence, oui. Nous sommes passés d’un parti unique constitutionnel au multipartisme intégral. Dans les faits, si cela a vu la naissance de plus d’une centaine de partis politiques, la pratique politique n’en a pas pour autant été renouvelée. Le parti unique constitutionnel, tant décrié en raison de son fonctionnement non démocratique, a cédé la place à une multitude de partis uniques reposant sur le même modèle, faisant trop de place au leader qui a fini par vite s’en approprier. Le parti est devenu celui de son dirigeant, sa chose, sa propriété personnelle, laissant peu de place au débat et à l’alternance. Ce qui a conduit à de nombreuses et inexorables scissions. L’ancrage idéologique ne se faisait guère sentir dans les projets de société repris çà et là par les appareils politiques. La ruée vers les avantages liés à l’exercice du pouvoir a conduit à des alliances opportunistes. Ce qui a largement contribué au discrédit général de la classe politique.

Qu’avons-nous fait de la citoyenneté ? La chute de la dictature a donné naissance à un bouillonnement exceptionnel d’initiatives citoyennes, ouvrant de larges perspectives aux libertés démocratiques conquises : foisonnement d’associations en tous genres, création d’organes de presse, naissance de radios libres, etc. Des débats pluriels, variés et contradictoires se sont installés un peu partout. Malheureusement cette période de floraison citoyenne fût de courte durée. L’entrée en scène de l’argent, la collusion entre la politique et les milieux d’affaires a fini par pervertir l’esprit citoyen et donner naissance à bien des convoitises. La société religieuse ne resta pas en marge. Elle finit, elle aussi, par être gagnée par le même virus. Les normes et valeurs de la société explosèrent, précipitant la société civile dans la ruée vers le pouvoir assurant fortune rapide en toute impunité. Le désastre est tel que bien de Maliennes et de Maliens regrettent le temps de la dictature. Au moins, malgré les injustices, il y avait un Etat, même si son autorité s’exerçait lourdement parfois au détriment du citoyen. Aujourd’hui, le sentiment d’insécurité a grandi avec l’effondrement de l’autorité de l’Etat et sa privatisation.

La permissivité absolue et son corollaire d’impunité ont conduit à bien de dérives : violations flagrantes de la loi, rackets et trafics en tous genres. La corruption s’est largement démocratisée, devenant la racine nourricière du système politique en place. Dans ces conditions, l’esprit citoyen est en grave recul, rendant tout sursaut illusoire dans l’immédiat. Le désarroi est tel qu’il ouvre la voie à toutes sortes d’aventures. Comment faire renaitre l’esprit du 26 Mars ? Le 26 Mars se caractérisait surtout par sa soif de changement. « An te korole fe, fo kura » [Nous ne voulons plus de l’ancien, mais du nouveau] chantaient allègrement ses citoyens acteurs. Aujourd’hui, ils se sentent trahis et abandonnés. L’immensité du champ de ruines, la brutalité du réel, la complexité et l’urgence des défis incitent peu à l’espoir. Le changement semble banni de l’ordre du jour. Dans un tel contexte de faillite économique, social, culturel et éthique, tout peut arriver. L’échec patent du système éducatif, la faillite des politiques économiques imposées par les bailleurs de fonds, des modèles « démocratiques » importés à coups d’élections auxquelles participent à peine 10% de la population, pourtant financées de l’extérieur pour satisfaire les besoins de parade démocratique d’une élite coupée du pays réel.

L’insouciance morbide du pouvoir et de ses soutiens extérieurs risque de conduire à des explosions de colère. Le cas burkinabé en témoigne. Le cycle semble loin d’être terminé. Dans le cas malien, la dépolitisation accentuée et le grave recul de l’esprit citoyen aggravent les incertitudes face à l’avenir. Dans ces conditions, les frustrations d’une jeunesse aux abois et l’absence de perspectives constituent une menace réelle pour le pays. L’absence d’encadrement politique de cet ouragan qui s’accumule à l’horizon, risque, si l’on n’y prend garde, de conduire à bien d’aventures de type fasciste qui ne dérangeront guère les puissants du monde. La démocratie est devenue un slogan creux qui n’assouvit point la faim des laissés pour compte nombreux de l’ordre démocratique mondial. Le Mali est dans une nouvelle zone de tempête. Il y a urgence de tirer toutes les leçons du 26 Mars. Le seul réconfort face à l’incendie qui monte, c’est espérer qu’un monde enfin nouveau surgisse des cendres de celui qui est entré en putréfaction avancée. Mais seuls les Maliennes et les Maliens sont en mesure d’inventer leur propre avenir, en osant prendre en main leur propre destin.

Madiba Keïta
Essor.ml